« Déforme » territoriale

InFOeco n°86 du 5 juin 2014 par Pascal Pavageau

Le même jour, 2 juin 2014, la Commission Européenne diffuse ses « recommandations » concernant le « programme national de réforme de la France pour 2014 », et le Président de la République officialise sa réforme territoriale.

Cette contre-réforme territoriale répond aux injonctions européennes. La Commission ayant clairement indiqué que la France devait prendre des mesures préliminaires au processus de décentralisation (Acte III) en cours d’ici à décembre 2014, « en vue d’éliminer les doublons administratifs, de faciliter les fusions entre les collectivités locales et de préciser les responsabilités de chacun des échelons des collectivités locales ».

A/ 1, puis 3, puis 2, puis 3… le tout proche de 10

Si l’acte III décentralisateur et son volet « réforme territoriale » avaient pour objectif premier de rendre cohérente et plus lisible l’organisation territoriale de la nation, la cacophonie qui accompagne ce processus depuis octobre 2012 démontre qu’il ne sera pas atteint !

Au-delà du fond et de ses orientations condamnés par Force Ouvrière [1], cet acte III de décentralisation est complexe, touffu, sans cohérence d’ensemble.

Début 2013, une loi cadre était écrite. Invalidée par le Conseil d’État, elle fut alors découpée en trois textes distincts. En fin d’année 2013, le Président de la République annonçait qu’il n’y aurait finalement que deux grandes lois.

La première est la loi n°2014-58 du 27 janvier 2014, dite de « modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles » [2].

Avec la « réforme territoriale » annoncée le 2 juin par le chef de l’État, nous repassons à trois textes de lois : celle du 27 janvier 2014 puis une sur les « compétences », notamment des Régions, ainsi qu’une loi organique sur cette « réforme territoriale » qui seront présentées au Conseil des ministres du 18 juin 2014.

Sauf qu’en réalité, l’acte III de décentralisation comprendra beaucoup d’autres textes législatifs que les trois évoqués : la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, la loi du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (dite loi Alur) ou encore les textes sur les rythmes scolaires instaurent déjà des transferts de missions. Il en est de même des projets de lois sur la biodiversité ou sur la transition énergétique. Au final, une dizaine de textes législatifs, sans liens ni cohérence entre eux, formeront cet acte III de décentralisation.

Aujourd’hui, cet ensemble est tout simplement incompréhensible et illisible. C’est une approche bâclée, non concertée, et souvent remplie de contradictions internes. Elle réussit l’exploit de mécontenter tout le monde (associations d’élus, exécutifs locaux, parlementaires, responsables des administrations publiques, organisations professionnelles, organisations syndicales, etc).

« Réformer les territoires pour réformer la France » annonce le Président de République. C’est bien ce qui nous inquiète, sur la méthode comme sur le fond…

B/ 22 puis 14… enfin, peut-être 15 ou 12

2 siècles vs 2 jours :

Pendant deux siècles, la République, une et indivisible, a pu concilier l’unité de l’État et l’exercice le plus libre possible de la démocratie locale, avec parmi les garde-fous le respect de l’égalité de droits.

Jusque dans les années 60, le choix de Régions aux tailles réduites et humaines intégrait ces principes. Y compris parce que « plus c’est grand, plus c’est communautariste et identitaire ».

En 48 heures d’arbitrages en catimini, sans concertation ni du Parlement, ni des exécutifs concernés (Conseils régionaux et Conseils généraux), en privilégiant des intérêts politiciens, le Président de la République réorganise, seul, la République et détermine un passage de 22 Régions métropolitaines à 14.

Conformément aux injonctions de la Commission européenne, le chef de l’État justifie d’ailleurs qu’elles « seront ainsi de taille européenne ».

Dans le cadre de l’acte III de décentralisation, il rappelle également que ces nouvelles « grandes Régions » auront davantage de responsabilités : « elles seront la seule collectivité compétente pour soutenir les entreprises et porter les politiques de formation et d’emploi, pour intervenir en matière de transports, des trains régionaux aux bus en passant par les routes, les aéroports et les ports. Elles géreront les lycées et les collèges. Elles auront en charge l’aménagement et les grandes infrastructures ».

Elles disposeront de moyens financiers propres (impôts locaux spécifiques supplémentaires) mais aussi, selon les orientations des textes formant l’acte III de décentralisation, de pouvoirs normatifs voire réglementaires.

C’est donc, comme Force Ouvrière le dénonce depuis octobre 2012, une organisation de la République en fédération de Régions, très autonomes (y compris vis-à-vis du droit national) aux pouvoirs d’adaptations locales, et s’intégrant dans le modèle d’une « Europe de grandes Régions » défendu par la Commission européenne.

Evidemment, comme toujours dans cet acte III, le nombre de 14 n’est pas encore stabilisé…

1 + 1 + 1 = 1

Il est trop tôt pour évaluer tous les impacts de ce redécoupage-fusion des Régions. D’une part des changements vont avoir lieu. D’autre part, c’est le texte de loi sur les compétences attribuées à ces Régions qui permettra d’appréhender les conséquences. Les mobilités forcées pour les personnels de ces collectivités seront évidemment importantes également.

Néanmoins, à titre d’illustration, le regroupement de deux ou trois Régions actuelles (Poitou-Charentes / Limousin / Centre par exemple) conduira à l’instauration d’un seul exécutif et au passage de deux ou trois instances à une seule. Ce qui est vrai pour le Conseil régional, l’est également pour toutes les autres assemblées régionales. CESER compris.

Avec, à chaque fois, une accessibilité réduite au nouveau « siège de la grande Région » surtout pour les zones les plus périphériques, et avec un « nombre d’élus plus limité », comme le précise de Président de la République.

Certains Présidents de Conseil régionaux et de CESER ont souhaité que les CESER « émettent des vœux ou avis de rapprochements » entre la Région et d’autres.
Dans ce cadre, il est évident que pour Force Ouvrière nous devons simplement y rappeler nos positions et revendications contre cet acte III et cette réforme territoriale, sans participer à ces redécoupages régionaux. Par ailleurs, il est important de mettre en avant les conséquences que cela aura pour les instances régionales et les CESER en particulier.

C/ De 101 à 0… où à 5 ?

L’autre décision majeure de cette contre-réforme est l’officialisation de la suppression des Conseils départementaux (ou Conseils généraux) à horizon 2020.

Si cela concerne clairement les 96 Départements métropolitains, rien ne semble encore décidé pour les Départements et Régions d’outre-mer (que le Président de la République n’évoque pas, alors qu’il s’agit d’une « réforme pour la France »).

Comme Force Ouvrière l’indique et le dénonce depuis 2012 et l’origine de cet acte III, cette suppression des Conseils départementaux, précédée d’un retrait territorial majeur de l’État depuis 2010, conduit à un nouvel éloignement du service public républicain des usagers, et particulièrement des plus démunis.

Là encore, le message est incohérent : d’un coté le Président de la République rappelle que le Conseil général joue un rôle essentiel dans la solidarité de proximité et notamment la gestion des prestations et des aides aux personnes les plus fragiles. De l’autre il indique transférer les missions aux grandes Régions, très éloignées des usagers.

Autre contradiction dans cet acte III de confusion, les lois encadrant cette décentralisation transfèrent des compétences de l’État aux Conseils généraux. Conseils généraux qui, en disparaissant pourraient être amené à confier des compétences… à l’État !

Force Ouvrière rappelle son opposition à ces destructions des Conseils départementaux (qui nécessitent une réforme constitutionnelle). Plus de 290 000 fonctionnaires et agents publics sont menacés de pertes d’emploi (notamment les nombreux contractuels, dans les Conseils généraux ou les nombreux établissements publics locaux) ou de mobilités fonctionnelles et géographiques forcées pour rejoindre une intercommunalité ou une « grande Région ».

De plus, la « phase transitoire » organise clairement une balkanisation de l’action publique. Le Président de la République précise qu’entre 2015 et 2020, les Conseils généraux organiseront le transfert de leurs compétences à leur Région, aux métropoles ou aux intercommunalités comme ils le souhaitent, donc de façon différente d’un département à l’autre. Et si cela ne suffisait pas, les « expérimentations seront encouragées et facilitées ».

Au final, une compétence actuellement de la responsabilité des 101 Conseils généraux sera transférée de façon différente d’un département à l’autre soit à la Région, soit à la métropole, soit à une autre intercommunalité. Certains ministres et parlementaires évoquent aussi des transferts aux organismes sociaux et, si aucune collectivité n’en veut, à l’État (qui s’est désengagé de sa présence départementale et infra-départementale depuis plusieurs années).

D/ 1000 = 4 qui devient 3

L’argument principal de cette contre-réforme est d’évoquer un problème de « doublons » de compétences entre collectivités selon un « mille feuille territorial ».

D’une part, tous les rapports publics montrent que ces fameux doublons (qui étaient effectifs lors du premier acte de décentralisation dans les années 80) n’existent plus, où alors à la marge.

D’autre part, le fameux mille feuilles n’est constitué que de 4 feuilles : l’État / les Régions / les Départements / les Communes. Et ce, en vertu de la constitution (les intercommunalités ne sont pas des collectivités territoriales et sont en réalité les responsables des derniers doublons existants !).

Avec cette réforme, la puissance publique de la République passerait à 3 niveaux : l’État / les grandes Régions / les intercommunalités (dont les 13 métropoles et le « Grand Paris ») devant regrouper au moins 20 000 habitants à partir du 1er janvier 2017, contre 5 000 aujourd’hui.

Cette régionalisation-métropolisation éloigne les prises de décision des citoyens et la concurrence entre ces vastes entités va creuser et créer des inégalités territoriales sur le territoire de la République.

Le regroupement forcé des communes en intercommunalités toujours plus grosses est en cours de finalisation. L’étape suivante annoncée est l’élection au suffrage universel direct des exécutifs de ces intercommunalités, ce qui conduira à la suppression de fait des communes.

Le Département n’aura plus d’exécutif territorial en 2020 (suppression du Conseil général) [3]. Le Préfet de Département est déjà, depuis 2010, sous l’autorité directe du Préfet de Région (il est déjà un « sous-préfet de Région »). Le bloc départemental s’achemine donc vers une suppression des exécutifs territoriaux et de l’État, ce qui, constitutionnellement entraine sa suppression.


Comme l’indique Force Ouvrière, la loi du 27 janvier 2014, cette réforme territoriale et l’acte III de décentralisation dans sa globalité, remettent en cause l’indivisibilité, la cohérence, la lisibilité, l’unicité et, du coup, l’égalité républicaine, c’est-à-dire l’égalité de droit.

La suppression annoncée des communes et des départements et la fusion des régions accompagnées du retrait de l’État territorial fragilise la République et éloigne le service public des usagers et plus globalement des citoyens.

Force Ouvrière dénonce cet acte III de décentralisation qui, de surcroit, ne fera aucune économie budgétaire mais conduira à détruire (et ainsi privatiser) des missions publiques essentielles. Nous ferons une conférence de presse avec la fédération des services publics et de santé le 11 juin 2014.

Achevé de rédiger le 5 juin 2014

 Voir en ligne  : InFOeco n°86 du 5 juin 2014 [PDF]

Pascal Pavageau Ex-Secrétaire général de Force Ouvrière

Notes

[1InFoéco n° 48 du 10 septembre, n° 53 du 10 octobre et n° 56 du 13 novembre 2012, n° 64 du 5 avril 2013 et n° 81 du 22 avril 2014.

[2Analyse complète et détaillée de cette première loi de l’acte III par l’inFOéco n° 81 du 22 avril 2014

[3Le 18 janvier 2014, en Corrèze, le Président de la République déclarait être opposé à la suppression des Conseils généraux et de l’échelon départemental. Pour finalement annoncer leurs suppressions 4 mois plus tard…