Généralisation de la complémentaire santé : la négociation collective mise à mal

Actualité Retraites - FO n°69 par Philippe Pihet

La loi du 14 juin 2013 de sécurisation de l’emploi, conformément à l’Accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013, généralise la couverture complémentaire santé à compter du 1er janvier 2016, pour permettre à tous les salariés d’une entreprise privée d’accéder à une couverture maladie complémentaire. Aujourd’hui, la mise en place d’une couverture collective obligatoire relève de la libre décision des partenaires sociaux représentatifs au niveau de la branche ou de l’entreprise, ou de l’employeur dans le cadre d’une décision unilatérale.

A partir du 1er janvier 2016, toutes les entreprises devront proposer à leurs salariés une complémentaire santé leur permettant d’être indemnisés des dépenses de santé non couvertes par la sécurité sociale. Le financement sera pris en charge, a minima, à hauteur de 50 % par l’employeur. De plus, suite à la perte de son emploi, le salarié conservera sa complémentaire santé pendant une durée maximale de 12 mois à titre gratuit. Les garanties complémentaires santé peuvent être proposées par une institution de prévoyance, une mutuelle, une société d’assurances.

Avant le 1er juillet 2014 les négociations doivent intervenir entre partenaires sociaux au sein des branches ou dans les entreprises qui disposent d’un délégué syndical, pour définir le contenu du contrat collectif proposé par la branche et recommander un ou plusieurs organismes pour assurer le régime collectif. L’article 14 permet aux accords professionnels ou interprofessionnels d’organiser la couverture complémentaire des risques santé, maternité et accident des travailleurs salariés, en recommandant un ou plusieurs organismes assureurs.

Fin des clauses de désignation : possibilité de recommandation d’un ou plusieurs organismes assureurs Pour mémoire, le 13 juin 2013 le Conseil constitutionnel avait censuré l’article L912-1 du code de la Sécurité Sociale qui permettait aux accords de désigner l’organisme chargé de la protection complémentaire pour toute la branche, en jugeant que cette désignation portait atteinte à la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre.

Les pouvoirs publics avaient alors fait voter un dispositif de recommandation d’organisme d’assurance, en remplacement de la pratique des clauses de désignation par lequel l’existence d’une recommandation est conditionnée au fait que s’organise un degré élevé de solidarité. Les branches peuvent procéder à des recommandations d’un ou plusieurs organismes assureurs sous conditions de mise en concurrence dans le respect des conditions de transparence, d’impartialité et d’égalité de traitement prévues par décret. L’organisme recommandé doit accepter toutes les entreprises et au même tarif, la recommandation doit être revue au plus tard tous les 5 ans avec procédure de mise en concurrence lors de son réexamen, un avantage fiscal devant inciter les entreprises à s’assurer auprès de l’organisme ou de l’un des organismes recommandés. Selon l’amendement proposé, les entreprises ne retenant pas l’organisme recommandé seraient soumises à un taux de forfait social plus élevé (+ 8 % pour les entreprises de moins de dix salariés et + 12 % pour celles qui en comptent plus de dix).

Le 19 décembre 2013, le Conseil a fait droit au grief tiré de la méconnaissance de l’égalité devant les charges publiques en considérant que le législateur pouvait prévoir un dispositif d’incitation fiscale à choisir l’organisme recommandé. Mais il a jugé des règles retenues - tant au regard de l’objectif d’intérêt général que des conséquences pour les entreprises intéressées - que cet écart de taux devait être très limité et que tel n’était pas le cas en l’espèce ce qui entraîne une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques. Le Conseil a donc censuré, dans l’article 14, les dispositions relatives à la modulation du taux de forfait social et jugé toutes les autres dispositions de cet article conformes à la Constitution.

Pour Force Ouvrière, ces décisions du Conseil constitutionnel n’ont fait que sécuriser une approche économique libérale. Elles constituent une victoire pour les défenseurs du libre choix de l’entreprise, les assureurs, les courtiers et les mutuelles.

De plus, en l’état actuel, le dispositif de recommandation est une fausse bonne solution : il crée une concurrence déséquilibrée entre l’organisme assureur recommandé et les autres. L’organisme recommandé se retrouve contraint de proposer un tarif unique à toutes les entreprises et risque au final de mutualiser du mauvais risque avec du mauvais risque, ce qui va à l’encontre de la logique de mutualisation.

Au 1er juillet 2014, si les négociations de branche n’ont pas abouti, la réflexion devra être menée au sein de l’entreprise. Pour les TPE, qui ont peu de temps à consacrer à la recherche de l’organisme assureur la recommandation sera plus intéressante à suivre dans les branches où dominent ce type de structures, telles que les artisans par exemple. La recommandation passera en effet beaucoup mieux dans les branches avec beaucoup d’entreprises de petites tailles, représentées par des organisations patronales qui feront passer le mot d’ordre de la recommandation.

Au 31 décembre 2015, à défaut d’accord collectif, l’employeur devra mettre en place par déclaration unilatérale une couverture complémentaire santé répondant aux obligations minimales prévues par la Loi.

Quatre décrets d’application relatifs à la généralisation de la complémentaire santé sont très attendus pour connaître :

 les obligations imposées aux organismes d’assurance dans le cadre d’une recommandation : définition du haut degré de solidarité ;

 la procédure de mise en concurrence des organismes assureurs dans le cadre des accords de branche avec recommandation ;

 les garanties à proposer au titre de la complémentaire santé dans le contrat collectif obligatoire : définition du panier de soins ;

 les règles à respecter par les contrats pour bénéficier des aides fiscales et sociales attachées au dispositif des contrats responsables et solidaires.

Dès que les projets de décrets sont devenus accessibles, nous avons saisi le Premier ministre pour réitérer les réserves de Force Ouvrière sur les points litigieux de ces textes en rappelant que notre organisation n’avait pas signé l’ANI du 11 janvier 2013, position motivée en particulier par l’abandon explicite, dans l’article 2, de la clause de désignation. Cette disposition qui existait depuis plus de 50 ans était codifiée depuis 20 ans sous le numéro L912-1 du code de la Sécurité sociale. La volonté parlementaire de rétablir cette disposition a été censurée par le Conseil Constitutionnel, ce que Force Ouvrière a déploré, car il s’agit de préserver les intérêts des salariés.

Les quatre projets de décrets d’application de l’article 14 de la loi de financement de la sécurité sociale 2014.

1- Projet de décret relatif au degré élevé de solidarité mentionné à l’article L912-1 du code de la sécurité sociale

Les branches qui recommanderont un ou plusieurs organismes pour assurer le régime collectif devront obligatoirement prévoir des garanties et/ou prestations présentant un degré élevé de solidarité dont le financement représente au minimum 2% de la prime ou de la cotisation. Il s’agit de la prise en charge :

 totale ou partielle de la cotisation de tout ou partie des salariés ou apprentis bénéficiaires d’un contrat d’une durée inférieure à 12 mois, même s’ils ne bénéficient pas d’une couverture individuelle souscrite par ailleurs, ou de tout ou partie des salariés, apprentis ou anciens salariés dont la cotisation représente au moins 10 % de leurs revenus bruts, du financement d’actions de prévention de santé publique ou de risques professionnels qui pourront être en relais de la politique de santé publique (formations, réunions d’information, guides pratiques, affiches, outils pédagogiques intégrant des thématiques de sécurité et comportements en terme de consommation médicale).

 de prestations d’action sociale comprenant notamment, à titre individuel des aides et secours individuels lorsque la situation matérielle le nécessite aux salariés, anciens salariés et ayants droits, à titre collectif des aides face à la perte d’autonomie pour l’hébergement en foyer pour handicapés en faveur des enfants handicapés ayants droit ou des aidants familiaux.

2- Projet de décret relatif à la procédure de mise en concurrence des organismes

En cas de recommandation de la branche d’un ou plusieurs organismes pour assurer le régime collectif, le décret organise une procédure de mise en concurrence transparente, avec égalité de traitement et impartialité des partenaires sociaux en définissant les conditions de recevabilité et d’éligibilité des candidatures ainsi que les critères d’évaluation des offres et la situation de conflit d’intérêts.

Ainsi, lorsque la liste des candidatures recevables et exigibles est arrêtée par la Commission paritaire, chacun des membres a l’obligation de déclarer dans un délai de huit jours s’il est en situation de conflit d’intérêts : situation dans laquelle un membre de la Commission paritaire exerce une activité salariée ou, exerce ou a exercé au cours des 3 dernières années des fonctions délibérantes ou dirigeantes au sein des candidats ou du groupe dont les candidats sont membres. Les membres de la commission paritaire en situation de conflit d’intérêts ne peuvent pas prendre part aux réunions en lien avec la procédure de l’offre. A l’issue de la procédure de mise en concurrence, aucun membre de la commission paritaire ne peut exercer une activité salariée de fonctions délibérantes ou dirigeantes au sein des assureurs recommandés pendant 3 ans.

Lors des discussions entre interlocuteurs sociaux qui ont eu lieu après la signature du 11 Janvier 2013, les non signataires n’ont pas été invités immédiatement, Force Ouvrière a donc découvert le projet de procédure sur la fin de sa rédaction, lorsque les signataires ont reçu les trois représentants des familles d’assureurs maladie complémentaire. Devant notre insistance, la rédaction a été reprise intégralement, notamment concernant les conflits d’intérêt.

Notre analyse a alors été majoritaire au sein du groupe de discussion (FO, CGT, CGC, CFTC et UPA), la minorité étant constituée du Medef et de la CFDT. En quelques mots la position majoritaire démontrait que les négociateurs de ce type d’accord, y compris leur attribution à un ou plusieurs organismes assureurs, agissaient sur mandat de leur organisation et non de leur propre chef. Dès lors il était totalement artificiel voire hypocrite de "légiférer" sur des conflits d’intérêt attachés aux personnes physiques, parties prenantes des négociations. Ce débat a eu lieu, alors que les clauses de désignation avaient encore une existence juridique, aujourd’hui cela n’est plus le cas.

Ainsi, nous apparait-il que le projet de décret sur les conditions de mise en concurrence est à tout le moins en décalage avec la réalité de terrain. Comment concevoir la mise en place d’une procédure, peu ou prou inspirée de celle de l’appel d’offre public lorsque, in fine, il ne peut y avoir d’attribution ? La réalité de terrain ce sera la recommandation, et à la suite de la deuxième saisine du conseil constitutionnel, celle-ci ne présente même plus d’incitation fiscale !

FO désapprouve la rédaction de ce projet sur le fond (comment justifier de règles contraignantes pour une application facultative ?) et sur la forme (la position retenue étant largement minoritaire). Maintenir cette rédaction ne nous paraît pas être un signe positif sur la prise en compte de la valorisation du « dialogue social » et, encore moins, sur le pouvoir de la négociation collective.

3- Projet de décret relatif au panier minimum de soins

Il précise le contenu du panier minimum des garanties complémentaires santé des salariés bénéficiant d’une complémentaire d’entreprise et les dispenses d’affiliation possibles : salariés et apprentis bénéficiaires d’un contrat d’une durée au moins égale à douze mois à condition de justifier par écrit en produisant tous documents d’une couverture individuelle souscrite par ailleurs pour le même type de garanties ; salariés et apprentis bénéficiaires d’un contrat d’une durée inférieure à douze mois, même s’ils ne bénéficient pas d’une couverture individuelle souscrite par ailleurs ; salariés à temps partiel et apprentis dont l’adhésion au système de garanties les conduirait à s’acquitter d’une cotisation au moins égale à 10 % de leur rémunération brute ; si le régime collectif Frais de Santé prévoit à titre obligatoire les ayants droit, dispense possible si déjà couverts par ailleurs

4- Projet de décret relatif au contrat responsable

Il permettra de définir les prestations des contrats de complémentaire santé dits « responsables ». Il précisera le plafond à ne pas dépasser pour bénéficier des aides fiscales et sociales attachées à ce dispositif. Dans sa rédaction actuelle, ce projet de décret fixe des planchers et des plafonds de remboursement qui devront être respectés, sous peine d’un taux de TSCA qui passe du simple au double.

Si FO est favorable au principe de la régulation de l’offre de soins, à travers un encadrement des tarifs opposables, il ne nous paraît pas équilibré que cette régulation repose principalement sur l’assurance maladie complémentaire.

Attachée au principe d’égal accès aux soins, Force Ouvrière considère qu’il est de la responsabilité des pouvoirs publics de veiller à ce que les tarifs pratiqués soient déterminés de manière nationale et non pas à travers des niveaux de remboursement, a fortiori complémentaires.

Nous sommes également très vigilants quant à la liberté de négocier - liberté incluse dans la Constitution - et cet encadrement va, sinon bloquer, à tout le moins restreindre les marges de manoeuvre, y compris dans les entreprises, particulièrement en matière de négociations salariales.

En effet, il arrive fréquemment que la négociation « bloque » sur le salaire direct et que la couverture complémentaire soit une "porte de sortie" pour la négociation.

 Voir en ligne  : Actualité Retraites - FO n°69 [PDF]

Philippe Pihet Ex-Secrétaire confédéral

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