Entretien avec Henri Sterdyniak : l’économie, nouveau sport de combat ?

Economie par Nadia Djabali

Photographie : F. Blanc (CC BY-NC 2.0)

Au-delà des enjeux propres à la discipline économique, l’ouvrage de Pierre Cahuc et d’André Zylberberg, Le Négationnisme économique, recèle des enjeux politiques et sociaux importants. Entretien avec Henri Sterdyniak, chercheur à l’OFCE et membre du collectif des Économistes atterrés.

Quelle est la différence entre un économiste orthodoxe et un économiste hétérodoxe ?

Henri Sterdyniak. Les économistes orthodoxes pensent que fondamentalement l’économie ne peut fonctionner que sur le mode capitaliste. Et foncièrement ce mode capitaliste génère une situation satisfaisante tant sur le plan de la macro économie que sur le plan de la distribution des revenus. Ce sont des économistes qui font confiance au marché et pensent que les interventions de l’État sont dangereuses et inefficaces parce qu’elles perturbent les mécanismes de marché. Pour eux, il n’y a pas le choix, l’économie est une science à part, régie par des lois qui s’imposent.

Mais la frontière entre orthodoxes et hétérodoxes est extrêmement mouvante. Elle dépend de l’évolution du débat dans la théorie économique. Certains économistes orthodoxes estiment que, si foncièrement l’économie capitaliste fonctionne, il faut quand même une intervention publique pour rééquilibrer aussi bien les questions de stabilité macroéconomiques que celles d’efficacité et de redistribution. Des économistes un peu en marge de l’orthodoxie comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman peuvent être considérés comme hétérodoxes à partir du moment où ils critiquent le capitalisme. Donc il n’y a pas une limite bien précise.

Les hétérodoxes quant à eux pensent qu’il existe plusieurs manières d’organiser la société et que l’économie est foncièrement une science sociale, une science historique. Il n’y a pas un modèle qui s’impose. Il peut y avoir des modèles plus libéraux, des modèles mixtes, des modèles socialistes. L’économie capitaliste s’inscrit dans un contexte historique de transformation en capitalisme financier. Ce dernier, foncièrement instable, génère des inégalités. Lorsqu’en 2007-2008, il y a eu une crise des marchés financiers, les hétérodoxes ont préconisé de les étudier et de contrôler.

Photographie : F. Blanc (CC BY-NC 2.0)


Pierre Cahuc et André Zylberberg réclament des économistes neutres politiquement. Est-il possible d’être économiste sans vision politique ? Cette neutralité scientifique invoquée par les auteurs existe-t-elle ?

Henri Sterdyniak. Le raisonnement de Pierre Cahuc et d’André Zylberberg oublie à quel point l’économie est une science sociale et qu’elle est diverse. Et il est très difficile de dire a priori, que tel discours est idéologique et que tel discours ne l’est pas.

Avant la crise de 2007, une partie importante des économistes faisait l’éloge des marchés. Selon eux, les marchés permettaient d’allouer au mieux les capitaux disponibles. La crise a montré que leur analyse était totalement erronée et que les marchés financiers étaient complètement aveugles et avides et qu’ils amenaient à la catastrophe. Est-ce que les économistes qui dénonçaient les risques des marchés financiers étaient des idéologues tandis que ceux qui disaient qu’il n’y avait aucun problème ne faisaient pas de politique ?

Ces deux économistes refusent de voir les évolutions macroéconomiques et historiques, qui sont pour nous très intéressantes. Par exemple, le fait qu’avec la mondialisation, la situation des classes populaires s’est dégradée dans l’ensemble des pays développés, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, etc. Il s’agit d’un phénomène qu’il faut discuter et analyser. Pour Pierre Cahuc et André Zylberberg s’engager dans cette analyse c’est faire de la politique et de l’idéologie. Alors que leur discours principal est qu’il existe un problème spécifique en France en raison du niveau trop élevé du Smic. Pourtant, la crise touche l’ensemble des pays développés. Il y a un choix méthodologique de ces deux personnes qui consiste à dire que les déséquilibres viennent du marché du travail et du niveau trop élevé des bas salaires alors qu’il y a 80 ans qu’il est établi que les déséquilibres peuvent avoir d’autres causes et qu’on ne peut pas les résoudre en regardant uniquement ce qui se passe sur le marché du travail.

Photographie : F. Blanc (CC BY-NC 2.0)

Le négationnisme économique est-il un ouvrage politique ?

Henri Sterdyniak. Pierre Cahuc et André Zylberberg dénoncent des relations que certains économistes hétérodoxes entretiennent parfois avec des syndicats ouvriers ou avec des associations qui se préoccupent de changer les choses. Mais ils laissent de côté la masse des économistes liés à la banque, ou dont les travaux sont financés par les industriels.

Une partie des travaux de Pierre Cahuc a été financée par la Fédération professionnelle des secteurs à forte intensité de main d’œuvre opérationnelle (des entreprises qui louent des professionnels de gardiennage, des vigiles, des employés de ménage, etc.) et par la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution. Des fédérations qui ont intérêt que les cotisations sur les bas salaires soient les plus basses possible.

Même après la crise, certains économistes soutiennent encore les politiques d’austérité. Les « Économistes atterrés » se sont constitués pour dire : attention il y a une crise économique, il ne faut pas faire des politiques d’austérité. Il ne faut pas réguler le marché du travail mais surtout les marchés financiers. Il faut soutenir la demande et surtout ne pas ajouter un « choc de demande ». Ajouter ce choc, c’est avoir un point de vue idéologique, soutenu par les classes dirigeantes.

Au moment de la crise, il y a eu une forte baisse de la demande dans tous les pays développés qui a provoqué une baisse de la production et une hausse du chômage et la réponse aurait dû être de faire du déficit public…

Entre 1980 et 2007, le capital s’est internationalisé et ça lui a permis de faire pression sur les salaires. Dans la plupart des pays, la part des salaires a baissé et la part du capital a augmenté. Cela pose un problème grave. Comment soutenir la demande alors que les travailleurs subissent des pertes de pouvoir d’achat et que les entreprises n’investissent pas suffisamment.

Photographie : F. Blanc (CC BY-NC 2.0)

Quelles ont été les réponses apportées à la crise financière ?

Henri Sterdyniak. Pour cela, il y a une première solution qui consiste à gagner en compétitivité sur les voisins mais il s’agit d’une solution individuelle. L’Allemagne a gagné en compétitivité mais c’est au détriment des autres pays d’Europe. Forcément au bout d’un certain temps, ça coince parce que l’Allemagne a pu accumuler des avoirs tandis que ses voisins ont accumulé de la dette et cela a débouché sur une crise de la dette.

La deuxième solution, consiste à faire des bulles financières, à faire du crédit et à faire de la globalisation financière. C’est la solution qu’a choisi les États-Unis. D’un côté on donne du crédit aux ménages les plus pauvres, et de l’autre, la bourse monte. Les foyers se sentent riches et cela permet de soutenir l’activité. Mais il y a toujours un moment où les bulles éclatent. Comme en 2007, où on s’est aperçu que les ménages et les entreprises étaient trop endettés. La bourse a chuté, les banques ont arrêté de distribuer du crédit dans beaucoup de pays et donc la demande a chuté.

Troisième solution : faire du déficit public. Le problème qui s’est posé après 2007 a été : que faire pour que la demande reparte. D’un côté on a baissé les taux d’intérêt à zéro mais cela n’a pas suffi et de l’autre, il aurait fallu augmenter les salaires et la protection sociale mais ce n’était pas l’intérêt des classes dominantes. Ce n’est donc pas la solution qui a été choisie.

Il ne restait que le déficit public. En 2009-2010, les déficits publics ont augmenté. Après 2010, il aurait fallu maintenir ces déficits publics tant que l’investissement privé ne repartait pas. Mais en Europe, on s’est lancé dans des politiques d’austérité qui ont enfoncé encore plus les pays dans la crise.

Photographie : F. Blanc (CC BY-NC 2.0)

La crise financière a-t-elle discrédité la vision économique orthodoxe ?

Henri Sterdyniak. Entre les hétérodoxes et les orthodoxes, il y a les économistes keynésiens qui pensent que l’État a un rôle à jouer pour soutenir l’activité. Ils pensent également que lorsqu’il y a des déficits de demande, il faut des politiques expansionnistes qui laissent filer le déficit public.

Avant la crise, les orthodoxes ont très fortement critiqué les keynésiens en disant que faire du déficit public faisait augmenter les taux d’intérêt, que cela inquiétait les ménages et les entreprises qui du coup ne dépensaient plus. Les orthodoxes ont réussi à faire croire que ce n’était pas la peine de soutenir l’activité. Que cette dernière débouchait automatiquement au plein emploi. Donc, pour eux il fallait empêcher les gouvernements de faire du déficit. C’est cette position qui est inscrite dans le traité de Maastricht avec les 3% de déficit maximum.

Après la crise financière, on s’est rendu compte qu’une telle position n’était pas tenable et que les keynésiens avaient raison. Même la Commission européenne et le FMI ont été obligé de reconnaître qu’ils avaient eu tort de préconiser des politiques d’austérité.

Le fondement du livre de Cahuc et de Zylberberg c’est de masquer le fait que les orthodoxes se sont complètement trompés et qu’ils ont entraîné les dirigeants politiques dans l’erreur. Ils n’ont pas vu les dangers de la finance et ils ont soutenu l’idée que foncièrement l’économie capitaliste était stable et n’avait pas besoin de politiques économiques budgétaires.

Photographie : F. Blanc (CC BY-NC 2.0)

Pourtant dans le livre, Pierre Cahuc et André Zylberberg citent des orthodoxes qui ont également alerté sur la bulle financière.

Henri Sterdyniak. Oui mais tout le problème c’est où vous mettez la frontière entre orthodoxes et hétérodoxes. Aujourd’hui Pierre Cahuc et André Zylberberg continuent de soutenir la thèse que foncièrement il n’y a aucun problème macroéconomique. Pour eux le problème se situe toujours au niveau des bas salaires qui sont trop hauts en France.

On peut en discuter point par point. Dans tous les pays occidentaux, sous les effets de la mondialisation, il y a beaucoup d’emplois non qualifiés, des emplois industriels, qui ont disparu. Et les travailleurs dits non qualifiés, qui auparavant avaient ces emplois stables, relativement bien intégrés dans un modèle social, ont disparu. La question c’est : Quel emploi donne-t-on aux travailleurs non qualifiés. Et la réponse ne peut pas être de les faire travailler avec des salaires de plus en plus faibles.

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Les deux auteurs prônent une économie expérimentale comme aide à la décision dans les politiques publiques.

Henri Sterdyniak. L’économie a d’autres moyens de vérification, comme l’analyse des épisodes historiques ou l’économétrie. Mais eux disent que la seule méthode valable c’est la méthode qui compare un groupe qui a subi une mesure à un groupe qui n’en a pas subi. C’est une méthode qui représente environ 5% des articles en économie. Et c’est une méthode qui à chaque fois est extrêmement contestable parce que quand on dit ça marche ou ça ne marche pas, il faut savoir pourquoi. Et en économie, c’est très difficile de le savoir. Est-ce que tel épisode est bien représentatif à tout jamais ? Est-ce qu’on a bien séparé tous les phénomènes qui ont pu avoir un effet à un instant donné ? Ce n’est pas forcément très conclusif. Aux États-Unis il n’y a pas de salaire minimum élevé, ce n’est pas pour autant que le taux d’emploi des personnes non qualifiées est plus important qu’en France. On ne peut pas dire, en raison du niveau du Smic, on a un problème spécifique en France. La situation des travailleurs non qualifiés est un problème de l’ensemble des pays développés.

Photographie : F. Blanc (CC BY-NC 2.0)

Et la réduction du temps de travail ?

Henri Sterdyniak. Il s’agit du deuxième cheval de bataille des deux auteurs. Des études minutieuses ont établi que le passage aux 35 h hebdomadaire avait créé 350 000 emplois. Pourtant ces deux personnages prétendent qu’aucun emploi n’a été créé. Pour dire cela, ils s’appuient sur une étude tout à fait contestable portant sur l’Alsace. Le problème c’est que cette étude n’est absolument pas conclusive. Le point amusant c’est qu’ils ont présenté ce travail au Sénat à l’Inspection des affaires sociales qui ont trouvé les résultats peu probants, pourtant ils persistent dans leurs positions.

Il y a un tas d’arguments tout à fait rationnels pour dire qu’un pays comme la France doit soutenir son industrie, doit créer des emplois qualifiés et qu’on ne doit pas mettre tous ses efforts sur les emplois non qualifiés qui ne correspondent pas aux demandes des jeunes et qui ne permettent pas aux travailleurs de sortir de la pauvreté.

Si deux stratégies s’opposent, l’une disant il faut soutenir l’industrie, la montée en gamme et le fait d’être compétitif sur les emplois qualifiés et puis une deuxième stratégie qui consiste à dire : pas du tout, on va développer les emplois de gardiennage ou de serveurs de café. On ne peut pas soutenir qu’à partir des expériences de Pierre Cahuc, telle stratégie est meilleure que l’autre. Et même si à court terme il est plus facile de créer des emplois de gardiens que des emplois qualifiés, ce n’est pas une stratégie pour le moyen terme.

Traiter de négationniste des personnes qui n’ont pas le même avis qu’eux sur des questions comme l’impact de la durée du travail, ou sur la stratégie que la France doit suivre pour créer de l’emploi, c’est quand même une manière de couper toute discussion possible.

Une partie importante de l’innovation peut s’effectuer à l’intérieur de l’entreprise via la formation des salariés. Et le problème de l’économie française ce n’est pas « il existe des milliers d’emplois innovants que les gens ne veulent pas prendre parce qu’ils veulent garder des emplois périmés ». Le problème c’est que ces emplois innovants n’existent pas encore. On ne peut pas dire que ce qui paralyse l’économie française, ce sont les ajusteurs qui ne veulent pas devenir gestionnaire de référencement sur Google.

Vous ne pouvez pas non plus dire : a priori, le problème essentiel des économies développées c’est qu’il y a trop de protection de l’emploi et du coup ça empêche les gens d’aller vers des emplois innovants. Non seulement ces emplois n’existent pas et pour que les travailleurs aillent vers ces emplois, il faut l’organiser socialement.

Pierre Cahuc et André Zylberberg sont engagées dans un combat politique qui explique qu’il faut baisser les bas salaires et diminuer fortement les protections du droit du travail, diminuer l’importance des syndicats, donner plus de liberté au patronat pour faire ce qu’il veut.

Nadia Djabali Journaliste à L’inFO militante