Les amendes notifiées aux multinationales sont-elles des armes de guerre économique ?

Guerre économique par Nadia Djabali

Photo : F. Blanc (CC BY-NC 2.0)

Au-delà de la sanction de pratiques délictueuses bien réelles, les amendes notifiées aux multinationales seraient-elles également des armes dans la guerre économique que se mènent les grandes démocraties occidentales ? C’est ce que laissent entrevoir un certain nombre d’affaires qui défraient la chronique cet automne.

Fin août 2016, Apple s’est vu notifier un redressement fiscal record de 13 milliards d’euros. La Commission européenne n’a pas vu d’un bon œil le traitement fiscal très avantageux que le géant de l’électronique et du numérique américain a obtenu en Irlande.

Aujourd’hui, c’est au tour de la Deutsche Bank d’être dans le collimateur des services américains. La banque allemande pourrait payer une amende de 14 milliards de dollars (12,45 milliards d’euros) pour avoir trompé les investisseurs sur la qualité de titres adossés à des créances immobilières commercialisés avant 2008.

Une autre entreprise allemande est concernée par le phénomène : Volkswagen et les 15 milliards de dollars que le géant de l’automobile devra verser s’il veut échapper à un procès aux États-Unis pour avoir truqué ses moteurs diesel.

Microsoft dans le collimateur de la Commission européenne

Quelques années plus tôt, Microsoft essuyait les foudres de la Commission européenne pour avoir dérogé à la législation anti trust. En 2013, les sanctions financières présentées au fabriquant de logiciel pour des entorses au droit européen s’élevaient à 2,16 milliards d’euros au total.

En 2015, le Crédit agricole a écopé d’une amende de 787 millions de dollars pour avoir commercé avec des états sous embargo économique américain. Un an avant, c’était BNP-Paribas qui négociait avec les autorités américaines. La banque a dû verser une amende record de 8,9 milliards de dollars également pour violation d’embargo. D’autres entreprises françaises et européennes ont dû mettre la main au porte-monnaie pour avoir contrevenu à la législation américaine en matière de corruption, de fiscalité ou d’embargo : 398 millions de dollars pour Total, en 2013 ; 137 millions de dollars pour Alcatel-Lucent en 2010.

Les entreprises non américaines particulièrement ciblées

Tant et si bien que ces dernières années, ce sont quelque 20 milliards de dollars issus des caisses d’entreprises européennes qui ont traversé l’Atlantique.

Problème : « Qu’il s’agisse des pénalités au terme de la corruption internationale ou à celles qui touchent au blanchiment, la vertu semble être une spécialité américaine parce que l’essentiel des cibles sont européennes. Il y a assez peu de sociétés américaines qui sont sanctionnées », déplore le député LR Pierre Lellouche. Avec Karine Berger (PS), ils ont publié le 5 octobre un rapport parlementaire sur l’extraterritorialité de la législation américaine.

Il s’agissait pour les parlementaires d’étudier comment les lois américaines ont un impact économique en dehors du territoire étasunien. « Les entreprises européennes ou non américaines, sont soumises de fait à la loi américaine parce qu’elles ont des filiales aux États-Unis, parce qu’elles sont cotées en bourse aux États-Unis ou parce que leur lien avec les USA est beaucoup plus ténu », précise Karine Berger. Comme par exemple l’utilisation du dollar ou d’une messagerie américaine dans les transactions, ou qu’un des négociateurs soit un citoyen étasunien.

Même en dehors du territoire US

Du coup, la loi américaine s’applique même si l’entreprise est étrangère et que l’action se déroule en dehors de son territoire. « Puisque vous ne réprimez pas la corruption, ou la fraude on va le faire à votre place », argumentent les autorités américaines. « Et vos entreprises devront se justifier devant le contribuable américain. »

Entre 1977 et 2014, seulement 30 % des enquêtes ouvertes dans le cadre du Foreign corrupt practices act, qui sanctionne la corruption, ont visé des entreprises étrangères, mais celles-ci ont réglé 67 % du total des amendes collectées.

Si les entreprises européennes ne sont pas les plus nombreuses à être condamnées, ce sont elles qui versent les plus gros montant.

Des poursuites contre Alstom

Une logique dont Alstom a fait les frais en 2014, quand l’entreprise française a reconnu auprès de la justice américaine avoir versé des pots de vin à des responsables gouvernementaux indonésiens, égyptiens, saoudiens, taïwanais ou des Bahamas. Montant de la sanction : 772 millions de dollars.

Conséquences de cette pratique délictueuse : L’amende a plombé les comptes 2014-2015 du spécialiste français des équipements électriques et ferroviaires qui a annoncé en 2015 une perte nette de 719 millions d’euros malgré des commandes en hausse de 24% et un résultat opérationnel en hausse de 19% en 2014-2015. Selon certains cadres d’Alstom interrogés en décembre 2014 par France Inter, les poursuites américaines ont joué un rôle déterminant dans le choix de vendre sa branche énergie à General Electric.

Demander l’autorisation aux Américains

Quant aux relations économiques avec l’Iran, personne n’est pour le moment en mesure de dire si les entreprises ne s’exposent pas à un procès aux États-Unis malgré la levée des sanctions économiques. Au terme de l’accord JCPOA, la communauté internationale a décidé de lever les sanctions contre l’Iran en échange du gel du programme nucléaire perse. « Sauf que dans la pratique, les sanctions dites primaires américaines sont maintenues donc les relations économiques sont toujours gelées sauf à aller demander l’autorisation à l’administration américaine », indique Pierre Lellouche.

Airbus a dû patienter le temps que Boeing vende des avions à Téhéran avec l’autorisation des autorités américaines avant de démarcher les Iraniens.

Tous les services américains sont mobilisés

Dans cette guerre économique, tous les services américains sont mis à contribution à commencer par les agences de renseignements. Les services de renseignement, dont la CIA et la NSA interceptent les informations et les transmettent si besoin au département de la justice ou encore au gendarme de la bourse, la Securities and exchange commission.

« Des experts auditionnés par la mission ont confirmé la très forte orientation de la CIA, en particulier, vers le renseignement économique », peut-on lire dans le rapport parlementaire. « Aux États-Unis, le n°2 du Trésor est devenu le n°2 de la CIA. Au FBI, presque autant d’agents s’occupent de renseignement économique que de lutte antiterroriste. »

Des raisons stratégiques ?

Au-delà des questions de guerre économique stricto sensu, ces sanctions pourraient selon le rapport être un moyen d’obliger les Européens à payer une partie des coûts d’interventions militaires américaines. Les États-Unis reprochant aux Européens de privilégier leurs intérêts commerciaux au détriment des considérations politiques et sécuritaires.

Les parlementaires Français ont obtenu du gouvernement que la loi Sapin 2 introduise le plaider coupable qui permet à une entreprise de venir devant un juge français plutôt que devant la justice américaine et en cas de pénalités, de les payer au Trésor français. Pour Pierre Lellouche et Karine Berger, la réponse doit être politique : « Il faut signaler aux Américains de façon très nette que la situation ne peut plus durer. »

Nadia Djabali Journaliste à L’inFO militante