Travailleurs détachés : d’une directive à l’autre les risques de dumping social persistent

Union Européenne par Evelyne Salamero

La réforme de la directive sur le détachement temporaire des travailleurs d’un pays à l’autre de l’Union européenne fait beaucoup parler d’elle depuis quelques mois. Eclairage.

Le 8 mars, la Commission européenne, affichant la volonté de renforcer la directive sur le détachement des travailleurs pour « ne laisser aucune place au dumping social dans l’Union européenne », en transmettait une version révisée aux États membres.

Onze pays, dont dix d’Europe centrale et de l’Est se sont opposés à cette réforme et ont adressé une pétition en ce sens à Bruxelles.

Début juillet, le premier ministre français a menacé de ne plus appliquer la directive existante si Bruxelles renonçait à la réformer.

Mi-juillet les députés membres des commissions Affaires européennes et affaires sociales de l’Assemblée nationale sont unanimement montés au créneau pour soutenir la proposition de réforme de la directive portée par Bruxelles.

Le 20 juillet, la Commission européenne a finalement annoncé le maintien de sa proposition de réforme.

Que contient cette directive exactement ? Et que prévoit la proposition de réforme de la Commission européenne ?

Une directive adoptée dans une Europe à 15

La directive actuelle a été adoptée en 1996, dix ans après l’adhésion de l’Espagne et du Portugal à la Communauté européenne.

Quel droit du travail, quel salaire faut-il appliquer aux salariés détachés : celui du pays d’origine de leur entreprise ou celui du pays d’accueil où celle-ci les a détachés ? Telle est la question qui s’est en effet très vite posée, avec l’arrivée dans l’UE de pays aux coûts salariaux inférieurs aux pays déjà membres.

En 1981 et 1982, la Cour européenne de justice a imposé les minima salariaux du pays d’accueil à des entreprises qui y détachaient leurs salariés (arrêts “Webb“ de 1981 puis “Seco“ et “Dequenne et Giral“ en 1982). En 1990, l’arrêt Rush Portuguesa, du nom d’une entreprise portugaise qui avait détaché 46 ouvriers auprès de la société Bouygues sur le chantier du TGV Atlantique en les payant aux conditions portugaises, a précisé les arrêts précédents. La Cour a alors notamment jugé qu’en matière de droit du travail, les États pouvaient imposer aux prestataires de service étrangers la législation ou les conventions collectives conclues par les partenaires sociaux.

La directive de 1996 a codifié la jurisprudence de la Cour européenne de justice

L’article 3 de la directive de 1996 stipule ainsi que les États membres « veillent » à ce que l’entreprise qui détache des travailleurs sur leur territoire dans le cadre d’une prestation de services transnationale, garantisse à ses salariés détachés les conditions de travail et d’emploi existantes sur leur territoire, c’est-à-dire là où le travail est exécuté.

Cette disposition concerne un « noyau dur » de droits : les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos, la durée minimale des congés payés, les taux de salaire minimal, y compris les majorations pour les heures supplémentaires, la sécurité, la santé et l’hygiène au travail, les mesures protectrices applicables aux femmes enceintes et aux femmes venant d’accoucher, aux enfants et aux jeunes, l’égalité de traitement entre hommes et femmes, les conditions de mise à disposition des travailleurs, notamment par des entreprises de travail intérimaire.

Les limites de la directive de 1996

Mais, et la restriction est de taille selon les cas, ces droits du pays d’accueil ne s’appliquent aux travailleurs détachés que s’ils sont garantis dans le dit pays d’accueil par des dispositions législatives, réglementaires, administratives et/ou par des conventions collectives ou sentences arbitrales d’application générale.

La directive précise que le terme « d’application générale » désigne les conventions collectives ou sentences arbitrales « qui doivent être respectées par toutes les entreprises appartenant au secteur ou à la profession concernés et relevant du champ d’application territoriale de celles-ci ». En France, il s’agit de ce que l’on appelle les conventions collectives étendues et élargies.

En l’absence d’un tel système, les États membres « peuvent prendre pour base les conventions collectives ou sentences arbitrales qui ont un effet général sur toutes les entreprises similaires appartenant au secteur ou à la profession concernée et relevant du champ d’application territoriale de celles-ci ». Les États membres « peuvent », mais n’y sont pas obligés.

Autre caractéristique clé de la directive adoptée en 1996 : elle ne modifie pas le règlement* en vertu duquel les entreprises employant des travailleurs détachés continuent de payer les cotisations sociales en vigueur dans leur pays d’origine, ce qui constitue précisément la principale source de dumping social. L’écart entre les cotisations sociales obligatoires en France et dans les pays de l’Est de l’Europe se situerait entre 25 et 30 points, selon l’Institut de protection sociale.

Les limites de la réforme portée par Bruxelles

Le nouveau texte transmis par Bruxelles le 8 mars dernier ne touche pas à cette caractéristique fondamentale : les travailleurs détachés continueront de dépendre du système de sécurité sociale de leur pays d’origine.

Il ne change rien non plus au fait que seules les conventions collectives d’application générale sont valables pour les travailleurs détachés.

Au passage, on peut s’interroger sur les effets de la Loi Travail sur le sort des travailleurs détachés, dans la mesure où elle consacre la primauté de l’accord d’entreprise…

La principale modification porte sur la nature de ce que peut percevoir le travailleur détaché.

La directive actuelle établit que les travailleurs détachés perçoivent le « taux de salaire minimal » (s’il est garanti par une convention collective d’application générale ou la loi).

La nouvelle version remplace cette notion par celle de « rémunération ». La rémunération peut inclure d’autres éléments que le taux horaire minimum, comme par exemple le 13e mois (toujours s’ils sont garantis par une convention collective d’application générale). Mais comme le nouveau texte ne précise justement pas ce que recouvre le terme « rémunération », cela sera laissé à l’appréciation de l’employeur.

La directive révisée maintient la durée maximale du détachement à deux ans, alors que, selon les statistiques de la Commission elle-même, la durée moyenne d’un détachement est actuellement de quatre mois.

Dans le cadre des « chaines de sous-traitance », le nouveau texte établit que les États membres « peuvent » choisir d’appliquer aux travailleurs détachés par des entreprises sous-traitantes les mêmes règles en matière de rémunération que celles qui lient le contractant principal y compris si ces règles résultent de conventions collectives d’application non générale. Mais là encore, l’emploi du verbe « pouvoir » indique qu’il n’y a aucune obligation en la matière.

Explosion du nombre de travailleurs détachés et déficit de contrôle

Le nombre de travailleurs détachés au sein de l’Union européenne a explosé, avec les élargissements successifs de l’Union européenne, mais aussi depuis la crise de 2008 qui a conduit les entreprises donneuses d’ordre à chercher plus que jamais à travailler à moindre coût.

Il a augmenté de 44% entre 2010 et 2014 selon les statistiques officielles de l’Union européenne.

En France, il aurait augmenté de 25% en 2015 par rapport à 2014, selon la Commission nationale de lutte contre le travail illégal.

« Ces vingt dernières années, le marché unique s’est élargi et les écarts salariaux se sont creusés, ce qui a malheureusement incité les entreprises à recourir au détachement pour tirer profit de ces écarts », reconnaît la Commission européenne.

La fraude au détachement de plus en plus fréquente

La fraude au détachement est de plus en plus fréquente, facilitée par la prolifération de la sous-traitance : défaut de déclaration de détachement, non-paiement des salaires et des heures supplémentaires, dépassement de la durée légale du travail, mais aussi travail illégal, non déclaration des accidents du travail…

De 200 000 à 300 000 travailleurs « low cost » seraient ainsi présents sur le territoire français sans avoir fait l’objet d’une déclaration préalable de détachement, de l’aveu même du ministère du Travail.

En 2014, une directive d’exécution de la directive de 1996 a instauré une responsabilité solidaire entre donneur d’ordres et sous-traitants. La France a adopté une loi de transposition de cette nouvelle directive pour que les premiers puissent être poursuivis si les seconds commettent une fraude au détachement. Un amendement de la loi Macron a ensuite renforcé les sanctions contre les fraudeurs qui encourent désormais une amende de 500.000 euros.

Mais rien ne pourra être réellement réglé sans contrôles suffisants, ce qui est très loin d’être le cas.

*Règlement 1408/71 de coordination des systèmes de sécurité sociale des États membres, remplacé par le règlement 883/2004 qui ne modifie en rien le principe retenu pour les travailleurs détachés dans ce domaine : le maintien au régime de sécurité sociale du pays d’origine.

Evelyne Salamero Ex-Journaliste à L’inFO militante

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