Vers une société d’héritiers ?

Méritocratie par Nadia Djabali

©Marta NASCIMENTO/REA

Peut-on éviter une société d’héritiers ? La question, digne d’une épreuve de philo est posée par France Stratégie. L’organisme de réflexion du gouvernement, craint « l’avènement probable d’une société moins méritocratique où le montant de l’héritage reçu joue un rôle croissant dans la détermination du niveau de vie des personnes. »

Cela ne surprendra personne, dans le Monopoly de l’héritage, il vaut mieux que le défunt soit propriétaire d’une maison rue de la Paix, d’une paire d’hôtels avenue des Champs-Elysées et d’un paquet d’actions de la Compagnie des eaux, plutôt que d’être juste locataire boulevard de Belleville.

Associé à l’OFCE, France Stratégie a déblayé le terrain au début de l’été en tenant un séminaire de réflexion sur le rôle que pourrait jouer la fiscalité sur la détention et la transmission du patrimoine. Avec comme ligne de mire, l’élaboration d’un dispositif fiscal permettant de favoriser l’efficacité économique tout en limitant les inégalités inter et intragénérationnelles. Un objectif très ambitieux si l’on considère qu’allier efficacité économique et justice sociale est un exercice ardu.

De plus en plus vieux

Deux évolutions majeures inquiètent chercheurs et économistes : d’une part, depuis une vingtaine d’années, le patrimoine des Français augmente plus vite que leurs revenus issus du travail ; et ces biens (immobiliers ou financiers) sont détenus par des générations de plus en plus âgées. Une tendance qui ne risque pas de s’inverser avec l’allongement de la durée de la vie. L’âge moyen auquel on hérite devrait passer de 50 ans aujourd’hui, à 58 ans en 2050. « Dans les années 40-60, c’était 40 ans, précise André Masson, chercheur au CNRS et professeur à l’École d’économie de Paris. En gros, on devient riche, quand on devient vieux. »

InFOgraphie : F. Blanc (CC BY-NC 2.0)

Car en matière de patrimoine net médian, le principe des vases communicants joue à plein, et ce, au détriment des jeunes générations. France Stratégie remarque qu’en 1986, le patrimoine net médian des plus de 70 ans représentait le tiers de celui des 50-59 ans ; il est désormais à un niveau comparable. À l’inverse, le patrimoine net médian des moins de 40 ans a fondu de moitié par rapport à celui des 50-59 ans. « Les générations qui ont aujourd’hui plus de 60 ans ont bénéficié d’une situation favorable sur le marché du travail, ainsi que de plus-values financières et surtout immobilières importantes  », poursuit l’organisme.

Autre phénomène surveillé comme le lait sur le feu : avec la disparition des baby-boomers, nés entre 1945 et 1964, le nombre de décès annuels devrait passer d’environ 550 000 avant 2015 à 650 000 en 2035, pour atteindre 750 000 après 2050. Avec pour conséquence l’accroissement du nombre des successions.

250 milliards en 2015

De mémoire de baby-boomer, la valeur du patrimoine accumulé par les ménages n’a jamais été aussi importante. Les transmissions seraient passées de 60 milliards d’euros en 1980 à 250 milliards en 2015. Représentant 4,5 années du revenu disponible net des ménages au début des années 1980, la part du patrimoine représente désormais près de 8 années. « Aujourd’hui, chaque année, ajoute Fabrice Lenglart, commissaire adjoint de France Stratégie, l’équivalent de ce qui est transmis via la succession entre les parents et les enfants équivaut à 20 % du revenu. Alors qu’en 1980, cela représentait seulement 8%. »

Or, l’économiste Thomas Piketty a démontré que la diminution du poids de l’héritage au profit des revenus du travail a été un facteur de réduction des inégalités sociales durant le 20e siècle. Pourtant, ces dernières décennies, la part globale du travail dans le revenu national total a baissé dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE au profit de celle du capital. Un mouvement qui ne s’est pas interrompu malgré la crise économique et financière qui a débuté en 2007.

Les rentes et les patrimoines ont de nouveau repris du poil de la bête et sont répartis de manière beaucoup plus inégalitaire que les revenus. La quasi-totalité du patrimoine est détenue par la moitié de la population et les 10 % les plus fortunés en possèdent la moitié. Le patrimoine brut moyen des 10 % des ménages les plus riches a progressé depuis deux décennies de 700 000 à 1,2 million d’euros. Celui des 50 % les moins fortunés est passé de 18 000 à 45 000 euros.

L’argent, ça doit circuler

Au-delà de la question cruciale des inégalités et de l’inégalité des chances entre héritiers et non-héritiers, les ressources que représentent ces patrimoines sont considérées comme dormantes, donc inefficaces économiquement ; Car tout argent qui se respecte (économiquement parlant) doit circuler. Problème : une personne de 60 ans et plus n’a pas les mêmes besoins et les mêmes comportements de consommation qu’une personne de 25, 35 et même 45 ans. D’où l’idée de favoriser la transmission de patrimoine vers les plus jeunes via notamment les donations.

Classes moyennes oubliées

Or la fiscalité actuelle n’est pas adaptée, peu redistributive et sa progressivité laisse à désirer. Les exonérations de droits de succession sont couteuses pour les finances publiques et ne profitent qu’aux grosses transmissions. « En réalité, seuls les détenteurs de patrimoines importants sont incités fiscalement à pratiquer des donations, car ils réduisent ainsi leur impôt sur la fortune (ISF) et les frais de succession à leur décès  », regrette France Stratégie. L’organisme souhaite la mise en place d’incitations fiscales plus orientées vers les classes moyennes que vers les grandes fortunes industrielles et patrimoniales.

Une réforme structurelle de cette fiscalité est donc nécessaire. Mais le sujet est délicat. « Quand on parle de patrimoine, prévient Xavier Timbeau, président de l’OFCE, on touche au cœur de la vie des gens. » « La taxation de l’héritage a beaucoup diminué, continue-t-il. Or souvent les économistes arrivent à la conclusion que la taxation de l’héritage est absolument nécessaire parce que c’est celle qui induit le moins d’effets négatifs tout en rétablissant le plus de justice sociale », plaide le président de l’OFCE qui envisage d’ores et déjà le grand effort de pédagogie nécessaire pour combler le fossé entre ce que pensent les économistes et le ressenti de la population. Autrement dit, inutile de paniquer, en matière d’héritage, le Grand soir n’est pas programmé pour le moment.

Nadia Djabali Journaliste à L’inFO militante

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