« Cela ne sert à rien de porter des jugements sur les hommes ; l’intéressant, c’est ce qu’ils représentent. »

Marc Blondel par David Rousset

Cette phrase, prononcée le vendredi 6 février 2004 lors du discours de clôture du congrès de Villepinte par celui qui est encore, pour quelques heures, Secrétaire général de FO, trouve une actualité nouvelle depuis l’annonce du décès de son auteur. Car au-delà des qualificatifs, des compliments et des anathèmes, qu’a représenté Marc Blondel ou –pour paraphraser une formule en vogue–, de quoi Blondel fut-il le nom ?

Né le lendemain du 1er Mai 1938 à Courbevoie (92), c’est à Hénin-Liétard, en plein pays minier du Pas-de-Calais, qu’il passe son enfance au sein d’une famille composée d’un père militaire qui rejoindra le réseau de résistance Libération-Nord, d’une mère catholique pratiquante qui lui donnera son second prénom –Fiacre– et de deux grands-pères mineurs.

Après un passage au lycée Condorcet de Nanterre, il obtient son bac en 1955, s’inscrit en fac de droit et commence à militer au sein de l’Union Nationale des Étudiants de France (UNEF). À l’époque, les étudiants sont peu nombreux et issus majoritairement de la bourgeoisie, de ces familles aisées qu’on n’appelle pas encore CSP+. Produit de l’élitisme républicain, il doit au contraire travailler pour financer ses études et c’est dans un centre de tri postal qu’il rencontre des militants de la CGT-FO avant d’adhérer en 1958.

On se construit toujours autour de quelque chose, dit l’adage, et le militantisme syndical constituera la colonne vertébrale de sa vie. Employé aux Assedic du bâtiment en mars 1960, il se fait vite remarquer, devient permanent l’année suivante et enchaîne les responsabilités : élu au Conseil national de la FEC en 1965, il fait la connaissance d’un autre militant nommé Georges Rino, qui fondera le groupe Chèque Déjeuner. Il devient Secrétaire général de la FEC de 1974 à 1980, année où il intègre le Bureau confédéral aux côtés du Secrétaire général d’alors, André Bergeron. En février 1989, il est élu Secrétaire général au terme d’un congrès tendu puisque deux candidats étaient en lice, une situation pas si fréquente au sein du paysage syndical.

Les congressistes réunis au parc floral l’ignorent encore mais, cette année-là, le monde va basculer. En juin, des étudiants et des travailleurs chinois occupent, plusieurs jours durant, la place Tien An Men avant d’en être délogés dans le bruit des tanks et le sang. En novembre, le mur de Berlin s’effondre et, tels des morceaux de sucre, les régimes d’Europe de l’Est se désagrègent, tandis que l’idéologie libérale renforce son magistère sur les pays occidentaux en général et sur la construction européenne en particulier.

Le libre-échange se répand et la généralisation d’Internet, à la fin des années 1990, décuple les possibilités. Sur le plan économique, les choses changent aussi : sentant que le contexte lui est favorable, le patronat ne voit plus l’utilité de financer un modèle social issu des Trente Glorieuses. En conséquence de quoi, les négociations de branches ou interprofessionnelles sont progressivement dévitalisées, le principe de faveur s’efface au profit de la dérogation, et la Sécurité sociale, de plus en plus sous la tutelle de l’État, voit ses recettes baisser là où la crise exigerait qu’elles augmentent.

Parmi les premiers, Marc Blondel comprend que le monde du travail est en train de changer de période. Au fond, ainsi qu’il le confiera parfois, il aurait adoré vivre la séquence historique précédente, celle du plein emploi, de la naissance des conventions collectives et de la mise en place du système hexagonal de protection sociale à coups d’accords interprofessionnels signés par FO. Trop tard. « Les hommes sont ce qu’est leur époque », disait Shakespeare, et il entre en résistance pour éviter le détricotage des acquis sociaux qui s’amorce, démentant au passage ceux qui doutaient de l’existence d’un avenir pour son organisation. En 1995, à l’occasion de la réforme Juppé, la France vit le plus puissant mouvement social depuis 1968 et le grand public fait la connaissance de celui qui sait marier sincérité, limpidité du message et maîtrise des codes médiatiques. Société du spectacle oblige, sa marionnette surgit aux Guignols de l’info, écharpe rouge autour du cou et cigare aux lèvres. Il fait mine de ne pas être atteint par les caricatures et préfère se satisfaire de la reconnaissance des siens auxquels il a donné une fierté nouvelle.

Infatigable révolté, il reste un homme qui exècre plus que tout les inégalités, qu’elles soient fondées sur le sexe, l’âge ou la nationalité. C’est au nom de l’égalité qu’il défend les services publics et ceux qui les font vivre. Toujours prêt pour l’action, il aime prendre du recul pour céder aux charmes de la théorisation, tant il est vrai que celle-ci renforce celle-là. On le critique parfois en lui reprochant sa propension à dire non. Il rappelle qu’il est au sein de FO, et peut-être même du mouvement syndical, celui qui a signé le plus d’accords collectifs à tous les niveaux. On le moque en franchouillard ? Toute sa trajectoire est pourtant marquée par une vision internationaliste de la classe ouvrière que le développement de la mondialisation ne fait que renforcer.

En février 2004 il passe la main, mais poursuit son engagement humaniste et en faveur de la laïcité –« la liberté de ne pas croire », aimait-il dire. Tombé dans le chaudron du militantisme dès sa jeunesse, à cheval sur deux siècles, il aura été un acteur décisif de l’histoire sociale et représente, en définitive, une part non négligeable de la résistance ouvrière dans la nouvelle période historique en cours. « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent », disait Victor Hugo. Marc Blondel aura lutté toute sa vie et vécu toutes ses luttes.

 Voir en ligne  : C’était Blondel - supplément à FO Hebdo n°3110 du 20 mars 2014 [PDF]