De l’Allemagne à la Chine puis au Bangladesh, la course au profit n’a pas de fin

Actualités par Evelyne Salamero

En 1990, l’Allemagne était le principal exportateur mondial de textiles (12%), suivie de l’Italie. La Belgique, la France et les États-Unis figuraient encore parmi les dix premiers exportateurs mondiaux, avec Hong Kong, la Chine, Taïwan et la République de Corée. Une génération plus tard, la Chine, qui réalise 38% des exportations mondiales, a supplanté l’Allemagne en tête de peloton et le Bangladesh a pris la deuxième place depuis 2009. Quatre pays –la Chine, le Bangladesh, l’Inde et le Pakistan– contribuent à eux seuls à plus de 50% des exportations mondiales du textile-habillement, dont le commerce mondial a explosé. Il est passé de 358 milliards de dollars par an en 2000 à plus de 700 milliards en 2013. Sur cette période, les exportations chinoises et bangladaises ont quadruplé, celles de l’Inde ont doublé. Entre 2000 et 2012, le chiffre d’affaires du textile bangladais est passé de 4,8 milliards de dollars à plus de 20 milliards.

Que s’est-il passé ?

La mondialisation de l’industrie textile, à la recherche du coût du travail le plus faible possible, est ancienne. Le secteur a commencé à se développer en Asie dans les années 1960. Mais le processus s’est considérablement accéléré depuis la fin de l’accord multifibres (AMF) en 2005. Cet accord, conclu dans le cadre de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), fixait aux pays des quotas d’exportation à ne pas dépasser pour préserver la production dans les pays industrialisés. Sa suppression a fait l’effet d’un big-bang, fatal à l’industrie du textile européenne et nord-américaine, mais aussi à celle de pays comme le Mexique, le Maroc ou la Tunisie. La compétition n’étant plus encadrée, la recherche du coût du travail le plus faible n’a plus de limites. En réalité, les seuls vrais vainqueurs sont les multinationales de la distribution.

Et maintenant, l’Éthiopie ou... Les États-Unis ?

La mondialisation du secteur textile-habillement après 2005 s’est traduite par un glissement du pouvoir des producteurs vers les grandes marques de la distribution. Les producteurs ne sont plus que des sous-traitants de ces dernières, des ateliers dont elles ne sont même pas propriétaires. Mais elles s’en moquent. Au contraire, cela leur permet de se dégager de toute responsabilité quant aux conditions de travail et de sécurité. Les maîtres de l’industrie textile sont désormais ceux qui vendent sa production, expliquaient déjà en substance, en 2007, Benoît Boussemart et Alain Roncin de l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques).

Dans cette partie, la Chine dispose, a priori, des meilleures cartes : un faible coût du travail, une absence de véritable syndicat, un haut niveau de formation, une infrastructure évoluée. Oui, mais voilà... les grèves se multiplient et les salaires augmentent. En 2012, le salaire annuel moyen a bondi de 17,1%, après une hausse de 18,3% en 2011. Le salaire minimum a lui augmenté de 15% de 2011 à 2013, pour atteindre 200 euros. Du coup, les grandes marques ont commencé à chercher de nouveaux fournisseurs, notamment au Bangladesh, où le salaire minimum ne dépasse pas 30 euros. De plus, les entreprises chinoises se tournent vers la demande intérieure et certaines ont même créé leurs marques. Elles ont elles-mêmes commencé à délocaliser leur production, en particulier au Cambodge. Mais de nouveau, la roue tourne... Les récents mouvements sociaux au Bangladesh et au Cambodge font que le suédois H&M, numéro deux mondial de l’habillement derrière l’espagnol Inditex (Zara), a récemment décidé de transférer une partie de sa production de l’Asie vers l’Éthiopie, où il pourrait faire fabriquer 1 million de pièces par mois. Et pour la première fois, un groupe chinois, Keer, déplace son usine textile de Chine aux États-Unis, qui offriraient aujourd’hui, selon plusieurs études, le coût du travail le plus faible des pays développés. Et pour cause, les salaires n’y ont pas augmenté depuis vingt-cinq ans en dollars constants. En 2006, une entreprise gagnait 17 dollars en moyenne en produisant un objet en Chine plutôt qu’aux États-Unis. Aujourd’hui la différence n’est plus que de 9 dollars, selon une récente étude du réassureur Euler Hermès. Les États-Unis bénéficient aussi de la faiblesse des coûts de l’énergie grâce à l’exploitation du gaz de schiste.

CHINE | UN SALAIRE MINIMUM À 200 EUROS... TROP CHER !
En Chine, le salaire minimum a augmenté de 15% de 2011 à 2013. Depuis 2008, une centaine d’entreprises chinoises s’y sont installées, profitant elles aussi de l’absence de taxes sur les exportations vers l’Europe. Toutefois, en l’absence de toute liberté syndicale et de négociation collective, le salaire minimum en Chine ne dépasse pas 200 euros et les conditions de travail (horaires, hygiène et sécurité...) restent effroyables.
En 2013, un rapport réalisé par un groupe d’associations de défense des droits des travailleurs a révélé que la technique du sablage à haute pression sur les jeans, pour leur donner un aspect vieilli et qui provoque la silicose chez les ouvriers, est toujours utilisée en Chine, alors qu’elle a été interdite en Turquie en 2004.
Contrairement aux autres pays, la Chine a la capacité, de par notamment la qualification de sa main-d’œuvre et ses infrastructures, de se transformer de simple pays sous-traitant au service des multinationales en pays producteur pour son propre compte. Actuellement, plusieurs de ses entreprises ont déjà créé leur propre marque.

PAKISTAN | LES « BUYING AGENTS » FONT FORTUNE
Au Pakistan, le secteur textile emploie près de 40% de la main-d’œuvre industrielle et contribue à 60% des exportations du pays. Le Pakistan étant le quatrième producteur mondial de coton, il fabrique aussi des tissus exportés en Chine et au Bangladesh. Les ouvriers sont embauchés sans contrat de travail et sont licenciables à volonté. Les accidents de travail sont nombreux : électrocution en raison de la mauvaise isolation électrique des machines, bras pris dans les rouages à cause du mauvais alignement de ceux-ci. En dehors d’une minorité de grandes usines modernes, la filière textile-habillement pakistanaise regorge d’une pléthore d’ateliers de confection, d’intermédiaires et de sous-traitants. En outre, les démarcheurs, les buying agents, ces agents rompus aux pratiques commerciales à l’étranger, disposant de contacts en Europe et en Amérique du Nord, se taillent une part importante du gâteau. L’écart entre le prix sortie d’usine et le prix au détail en Europe et aux États-Unis peut aller de 200% à 400%.

BANGLADESH | SUR 5 000 ENTREPRISES, 160 ONT UN SYNDICAT
Au Bangladesh, 40% des habitants vivaient encore sous le seuil de pauvreté en 2013. En 2011, les ouvriers du textile ont commencé à manifester massivement pour une augmentation de leur salaire minimum à 51 euros par mois au lieu de 17, pour des horaires de 80 heures par semaine, voire 18 heures par jour en cas de commande urgente. En novembre 2010, le salaire minimum a été augmenté à 30 euros mensuels, mais cette loi n’a jamais été appliquée. L’industrie du vêtement, qui représente 80% de ses exportations, emploie 3,5 millions d’ouvriers, soit 40% de la main-d’œuvre totale du pays. Il s’agit de femmes à 90%. On compte plus de 5 000 usines de confection, dont 4 000 dans la périphérie industrielle de la capitale Dacca. Une minorité d’usines modernes aux normes internationales côtoie une multitude d’ateliers insalubres, sans aucune protection contre les incendies, pas assez solides pour supporter le poids des machines à coudre, sans issues de secours, sans aération... Tous les travailleurs qui désirent se syndiquer doivent s’enregistrer auprès de l’administration, qui envoie aussitôt une copie à l’employeur. Résultat : sur 5 000 entreprises de textiles au Bangladesh, seules 160 ont un syndicat.

CAMBODGE | 4 MILLIONDS DE PERSONNES ONT MOINS DE 1,25 DOLLAR PAR JOUR POUR VIVRE
En décembre 2013, le refus du gouvernement cambodgien d’entendre la revendication d’un salaire minimum mensuel à 160 dollars dans le secteur du textile a provoqué une vague de manifestations et de grèves spontanées sans précédent, qui a débouché sur un appel à la grève générale des organisations syndicales le 29 décembre. De nombreuses catégories de travailleurs ont rejoint les ouvriers du textile : vendeurs de rue, travailleurs domestiques, serveurs, conducteurs de tuk-tuk... Les 2 et 3 janvier 2014, les autorités ont violemment réprimé les protestations. Quatre ouvriers ont perdu la vie. L’argument selon lequel l’essor de l’industrie textile a permis d’extraire le pays de la pauvreté ne tient pas la route. En 2012, 20% des Cambodgiens vivaient toujours en deçà du seuil de pauvreté et environ 4 millions vivaient avec moins de 1,25 dollar par jour.

Evelyne Salamero Ex-Journaliste à L’inFO militante