Soustraire les agents à « la tyrannie du client roi »

Productivité par Jamel Azzouz

La RATP a poussé à l’extrême l’utilisation d’indicateurs censés mesurer la qualité du travail des agents publics.

Malgré le statut 100% public de la RATP, la direction de la Régie a banni de son vocabulaire l’expression « usager du service public ». Elle l’a remplacée par le terme « clients ». À l’échelle d’une entreprise, la substitution d’un mot par un autre n’est pas anodine. Au nom du client, tout le monde est tenu de s’adapter à toutes les situations, y compris les plus absurdes. « Le procédé peut confiner parfois à la tyrannie car, à un moment ou un autre, il finit par diluer les responsabilités – en l’occurrence les politiques et la hiérarchie à la RATP – pour mieux les faire retomber sur le dernier maillon de la chaîne : l’agent public en bas de l’échelle », explique Patrice Clos, Secrétaire général de la Fédération FO des Transports. Afin de saisir l’étendue des effets néfastes sur le personnel, il faut se plonger dans les méandres du contrat passé entre la RATP et l’Autorité organisatrice des transports (AOT) de la Région, via le Syndicat des Transports d’Île-de-France (STIF).

Mis en place en 2007 et conclu depuis cette date pour une durée de quatre ans, ce contrat fixe notamment des objectifs à atteindre en volume et en qualité de service offert aux passagers, ainsi que leurs modalités de contrôle. Pour ce faire, le STIF a défini une grille d’indicateurs annuels qui passe au peigne fin la ponctualité des bus, des trams, des métros et des RER, la propreté des stations et des gares, l’accueil par les agents aux points de vente, l’état de fonctionnement des automates… Le respect ou le non-respect des objectifs chiffrés de la grille par la RATP déclenche l’application par le STIF d’un bonus ou d’un malus pouvant atteindre plusieurs millions d’euros par an. À ce jeu-là, la Régie fait figure d’opérateur zélé puisqu’elle se sert desdits indicateurs pour alimenter les évaluations individuelles professionnelles de son personnel. Pis, les données en question ne sont pas recueillies en interne mais par des sociétés d’études et de sondages privées que la RATP sollicite depuis 1995, date de son recours systématique à la pratique du bien nommé « client mystère ».

Le client mystère est un « enquêteur » dépêché par une société d’études, qui doit se faire passer pour un client lambda afin de jauger la qualité d’accueil, de prestation et de service d’un point de vente ou des salariés en contact direct avec la clientèle (restaurants, commerces). Il peut réaliser des achats ou demander simplement un renseignement sur un produit selon un scénario établi en amont. Il lui revient ensuite de cocher des cases sur une fiche, où il peut mettre également par écrit ses observations, son ressenti et ses impressions. En général, ses vacations sont rémunérées autour du Smic horaire. Bref, une sorte d’espion, sélectionné notamment pour sa bonne mémoire. À la RATP on l’appelle le voyageur mystère et il sévit particulièrement depuis 2009, année où la direction a décidé de mettre en place les évaluations individuelles des agents de stations de métro et gares RER. Tout y passe : la tenue correcte exigée, la posture, le sourire, l’absence au guichet, la politesse, la patience, la délivrance d’informations de qualité, l’aide à l’utilisation des automates, la propreté du local, etc. « Et gare à celui qui cumule les mauvaises notes, il sera convoqué par le chef de station à un entretien validant ou non une évolution professionnelle », explique Stéphane Ferry (FO-RATP). Pour lui, « le système est si ubuesque que l’agent est tenu de répondre à l’interpellation du voyageur mystère en moins de 15 secondes ! De quoi faire basculer n’importe qui dans la paranoïa et générer du stress ». Or, « en dépit des oppositions exprimées à plusieurs reprises au CHSCT, la direction veut étendre le dispositif aux bus ». Les machinistes-receveurs pourraient alors être évalués sur leur manière de conduire. La direction assume d’en avoir fait un instrument d’amélioration de la productivité dans l’entreprise, mais insiste sur la pression du contrat STIF lui fixant des taux de productivité plancher. In fine, le double langage de la Régie s’inscrit dans la volonté de se préparer à tout prix à l’ouverture à la concurrence à partir de 2024. Dans cette perspective, elle a même réalisé une étude comparative de sa productivité avec d’autres opérateurs. Celle-ci serait inférieure de 16% à celle de ses concurrents. Et l’écart s’expliquerait en partie par le temps de travail des machinistes-receveurs, qui ont trop de congés annuels… soit 28 jours par an !

Jamel Azzouz Journaliste