Tout est compétitivité, comme son contraire

InFOeco n°55 du 8 novembre 2012

Depuis plusieurs années, le terme de « compétitivité » est utilisé par des responsables politiques, par le patronat et par des économistes sans en donner de définition précise (tout simplement parce ce que cela est impossible) mais, selon l’idéologie libérale, pour tenter de justifier une « baisse du coût du travail ».

En 2010, lors des États généraux de l’industrie, le gouvernement précédent avait déjà commandé un rapport sur le sujet à l’institut Coe-Rexecode [1], proche du Medef, puis il récidivait en 2011 dans le cadre d’une mission sur la compétitivité de l’industrie à laquelle Force Ouvrière avait refusé de participer car cette commande venait instrumentaliser la Conférence nationale de l’Industrie (CNI).

Toujours en 2011, une position commune entre Medef, CGPME, UPA, CFDT, CFTC et CGC intitulée « Approche de la compétitivité française » entrainait ses rédacteurs et signataires dans une orientation assumée : traiter, derrière cette thématique floue et globale (qu’est-ce en fait que la compétitivité ?), de la question d’une diminution du « coût du travail », direct et indirect, puisque le document fixait explicitement parmi les priorités conjointes de « repenser l’assiette de financement de la protection sociale ».

Toutes ces « analyses » se rejoignent sur un point : il y aurait un problème français de « coût du travail », à la fois du fait de la fiscalité et du fait du mode de financement de la protection sociale, qui viendrait réduire les capacités des entreprises à exporter, à embaucher, à innover. Et, à chaque fois, l’exemple allemand sert de point de comparaison et de « modèle à suivre ».

1/ Un rapport de 2011 qui démonte le dogme du « coût du travail trop élevé » :

Or, un rapport de mars 2011 de la Cour des Comptes [2] remet à plat quelques réalités. Si ce rapport est sorti dans la plus grande discrétion, c’est que, pour l’essentiel, il ne confirme pas tous ces présupposés d’un coût du travail plus faible dans d’autres pays et notamment en Allemagne pas plus qu’il ne confirme l’existence d’une structure fiscale économiquement plus efficace outre Rhin.

Au final, les recommandations de l’institution ne plaident pas en faveur de la diminution des prélèvements fiscaux et sociaux sur le travail ! Elles portent au contraire sur l’orientation générale de la structure fiscale française, critiquable dans sa stratégie et dans sa conduite par les pouvoirs publics eux-mêmes depuis 15 ans au moins [3]. La Cour des Comptes pointe la tendance de la politique fiscale menée en France à privilégier trop souvent les logiques d’incitation - autrement dit clientélistes - et donc la fiscalité dérogatoire : une politique au final très préjudiciable aux ressources publiques, à sa lisibilité, à son caractère redistributif et qui n’a pas d’efficacité avérée en faveur de l’emploi ou de l’activité économique in fine.

En se prononçant pour une refonte d’ensemble de la structure fiscale, en particulier de celle pesant sur les revenus des ménages, à l’aune de l’impératif de redistribution, le rapport du Conseil des Prélèvements Obligatoires rendu public quelques jours après ce rapport de la Cour renforce encore notre revendication en faveur d’une réforme fiscale d’ampleur alliant justice sociale et redistribution qui passe en priorité par une réhabilitation de l’impôt sur le revenu progressif.

Plus récemment un document de travail du Haut conseil du financement de la protection sociale relativisait fortement les visions libérales sur le coût du travail et sur le poids soi-disant élevé des cotisations patronales.

2/ Une mesure phare aveuglant les 21 autres du « rapport Gallois » :

Commandé par le gouvernement à l’issue de la Conférence sociale de juillet 2012, le commissaire général à l’investissement Louis Gallois [4] a remis, le 5 novembre dernier, son rapport intitulé « Pacte pour la compétitivité de l’industrie française » au Premier ministre.

Au final, un rapport de 22 propositions étalées sur 70 pages dont une seule retient l’attention : la principale demande est en effet de « créer un choc de compétitivité en transférant une partie significative des charges sociales jusqu’à 3,5 Smic – de l’ordre de 30 milliards d’euros, soit 1,5 % du PIB – vers la fiscalité et la réduction de la dépense publique. Ce transfert concernerait pour 2/3 les charges patronales, et pour 1/3 les charges salariales ».

Une fois encore, aucun lien direct n’est fait entre le diagnostic réalisé et cette proposition. D’ailleurs, l’utilisation du terme « charge sociale » au lieu de « cotisation sociale » et celle de l’expression « coût du travail » ainsi que quelques phrases attaquant la trop grande « rigidité » du droit du travail et du CDI dans la rédaction du rapport montrent que le rapporteur s’inscrit dans l’idéologie libérale prônant la flexibilité du droit du travail et la réduction de son « coût ».

On ne peut démontrer l’indémontrable. Le dogme du « coût du travail facteur de perte de compétitivité » ne repose sur aucune réalité comme Force Ouvrière n’a de cesse de l’affirmer depuis des années.

Cela est d’ailleurs démontré de fait dans le rapport, sans doute d’une façon involontaire : d’une part, parce que cette proposition phare est en décalage complet avec le diagnostic du rapport [5] et d’autre part, du fait qu’elle est implicitement mise en défaut par d’autres propositions du rapport qui, elles, montrent bien que les difficultés de l’économie française, en particulier à l’exportation, trouvent leurs sources ailleurs.

Par exemple, le rapport stipule :

  • que la faiblesse des prix de l’énergie et l’indépendance française en la matière sont des éléments favorables qu’il faut faire perdurer ;
  • que les budgets publics de la recherche et de l’innovation doivent être préservés ;
  • qu’il faut conditionner les soutiens de l’État aux actions des grandes entreprises à leur capacité à y associer leurs fournisseurs et sous-traitants pour essayer d’améliorer les relations difficiles et tendues entre donneurs d’ordre et sous-traitants ;
  • la nécessité de créer la Banque publique d’investissement pour aider au financement de l’investissement et au maintien de l’emploi ;
  • le renforcement des moyens des comités de filières de la CNI ;
  • qu’il faut maintenir et améliorer le dispositif du crédit d’impôt recherche.

Ces propositions démontrent bien que la question de la « compétitivité » se trouve dans les problématiques liées à la recherche (publique et privée) ; à l’innovation et au développement ; à la qualité des produits ou des services ; à la présence de services publics (attractivités des zones d’emplois potentiels) ; à la capacité de l’État de « donner du sens » et de « donner des caps » par des grandes politiques publiques, par des grands projets, par une fiscalité lisible, pérenne et redistributive par l’instauration d’une conditionnalité des aides publiques à l’emploi ; au règlement dans chaque filière, dans le respect des branches professionnelles et des négociations collectives, des problèmes entre donneurs d’ordres et sous-traitants ; etc. Bref, par des réponses aux véritables difficultés sans rapport avec une approche idéologique et partisane obnubilée par l’allégement du « coût du travail ».

Le 5 novembre 2012 à Matignon, Force Ouvrière s’est clairement exprimée sur ces sujets en rappelant naturellement son opposition à toute nouvelle exonération de cotisations sociales et à toute approche dictée par la baisse du coût du travail et de nouvelles « flexibilités ». Par ailleurs, il ne saurait être question pour Force Ouvrière de rentrer dans un « pacte », pour la compétitivité comme pour autre chose…

3/ 35 décisions du gouvernement :

Le lendemain du « rapport Gallois », le 6 novembre, le gouvernement a pris 35 décisions réparties selon « 8 leviers de compétitivité » :

Mettre en place un Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi / Garantir aux TPE, PME et ETI des financements performants et de proximité / Accompagner la montée en gamme en stimulant l’innovation / Produire ensemble / Renforcer les conquêtes de nos entreprises à l’étranger et l’attractivité de notre pays / Offrir aux jeunes et aux salariés des formations tournées vers l’emploi et l’avenir / Faciliter la vie des entreprises en simplifiant et en stabilisant leur environnement réglementaire et fiscal / Assurer une action publique exemplaire et des réformes structurelles au service de la compétitivité.

Intitulé « Pacte national pour la croissance, la compétitivité et l’emploi », un document détaillant les 35 décisions du gouvernement est accessible sur : http://www.economie.gouv.fr/competitivite-rapport-louis-gallois

Il est trop tôt pour en faire une analyse précise d’autant que plusieurs mesures ne sont pas encore stabilisées. Par ailleurs, une concertation sera organisée par le gouvernement autour de celles-ci, et Force Ouvrière sera reçue par le Premier ministre sur ces sujets le 22 novembre 2012.

On peut toutefois relever les points suivants :

→ A ce stade, aucune des décisions prises ne concerne le financement de la protection sociale, ce qui est positif :

Cela signifie donc que la mesure « choc de compétitivité » du « rapport Gallois » n’est pas retenue par le gouvernement. Force Ouvrière a largement pesé dans ce sens dans les récents débats. Nous avons clairement et nettement fait savoir que nous refusions que le dossier « sécurité sociale » soit examiné sous l’angle « compétitivité/coût du travail ».

Par courrier du 6 novembre à la Présidente du Haut conseil au financement de la protection sociale, le Premier ministre demande à ce conseil de formuler des préconisations sur des options d’évolutions des assiettes du financement des différents risques de la protection sociale pour le 1er mai 2013. En matière de calendrier, il s’agit donc d’un retour aux engagements pris par le gouvernement lors de la conférence sociale de juillet 2012 contrairement à ce que laissait entendre le Président de la République le 9 septembre en annonçant que des décisions sur le financement de la protection sociale seraient prises par le gouvernement d’ici décembre 2012 à l’issue du « rapport Gallois ».

Cette position gouvernementale vient donner encore plus de crédit à la position constante de Force Ouvrière réfutant tout problème de « coût du travail ». Ce que Force Ouvrière saura rappeler au gouvernement après le rendu du HCFPS le 1er mai 2013, Haut conseil dans lequel nous avons obtenu que chacun garde sa liberté d’expression et de positionnement, et qu’il n’y ait pas de vote.

→ Mise en place d’un « Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi » (CICE) :

La principale décision du gouvernement est de nature fiscale. Elle vise à alléger de 20 Mds€ par an, avec une montée en charge progressive sur 3 ans (10Mds€ dès l’exercice fiscal 2013), les coûts des entreprises via un Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).

Le montant du CICE sera calculé en proportion de la masse salariale brute de l’entreprise hors salaires supérieurs à 2,5 fois le Smic. Les entreprises bénéficieront du CICE pour la première fois sur leurs impôts au titre de l’exercice 2013, donc pour l’impôt sur les sociétés payé en 2014 – les entreprises non assujetties à l’IS bénéficieront d’une réduction d’impôt sur le revenu.

Il s’agit donc d’une nouvelle forme d’intervention publique, une sorte de « plan de relance pour l’emploi » d’un montant annuel de 20 Mds€ et qui ne génère aucune exonération de cotisations sociales.

Toutefois, cette mesure du gouvernement, non concertée, pose plusieurs problèmes importants :

Tout d’abord, le financement reposera pour moitié sur des économies supplémentaires en dépenses publiques et pour moitié sur une évolution de la TVA et une nouvelle fiscalité écologique.

Cela risque donc d’affaiblir encore un peu plus le service public (notamment les services de l’État et ceux des Collectivités territoriales, pourtant déjà amputés de 10 Mds€ en 2013 [6]). Par ailleurs, une révision des taux de TVA [7] a été annoncée. Même si elle apparait limitée, il faudra, en 2014 veiller à son impact éventuel sur les prix et, dès lors, en tenir compte dans les négociations salariales. Enfin, de nouvelles taxes dites « environnementales » sont prévues.

Pour Force Ouvrière, les recettes fiscales permettant un tel CICE doivent être trouvées grâce à une grande réforme fiscale replaçant l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés de façon majoritaire au centre du dispositif fiscal.

Pour Force Ouvrière, cette question du financement des 20 Mds€ doit être revue et largement concertée. Si une intervention fiscale en faveur de l’emploi, de l’aide à l’investissement (BPI par exemple), ou de la recherche, de l’innovation et de la production a du sens, elle ne doit pas se faire au détriment des missions publiques.

Ensuite, et surtout, cette aide publique ne peut être distribuée aux entreprises sans contreparties ni contrôles. Pour produire des effets favorables sur l’emploi, il est nécessaire que les marges restaurées des entreprises soient utilisées pour le maintien de l’emploi, pour l’embauche, pour l’investissement, pour la formation, pour la recherche et l’innovation, etc. et non pour distribuer davantage aux actionnaires ou procéder à des rachats d’actions par exemple [8].

Sur ce plan essentiel, le gouvernement ne peut demander aux salariés et à leurs représentants syndicaux de se substituer aux services de l’État. Des mesures comme celles visant à instaurer « la présence de représentants des salariés dans les conseils d’administration et de surveillance » ou à mettre en place « un comité de suivi national associant les partenaires sociaux chargé de dresser à intervalle régulier un constat sur le bon fonctionnement du dispositif CICE » ne sauraient justifier que l’État ne se donne plus les moyens ni de contrôler ni d’évaluer ni de sanctionner.

→ 35 mesures qui restent à préciser et pour lesquelles Force Ouvrière demande une vraie concertation préalable à toute mise en œuvre :

Les décisions prises par le gouvernement touchent à de nombreux domaines sociaux et économiques : Réforme de la fiscalité de l’épargne début 2013 / Recentrer les banques sur leur cœur de métier, à savoir le financement de l’économie réelle, grâce à une prochaine loi bancaire / Réorienter les pôles de compétitivité vers les produits et services à industrialiser / Lancer une « Marque France » / Déployer le très haut débit numérique sur l’ensemble du territoire avec un schéma équilibré et financé qui sera précisé début février 2013 / Créer en 2013 dix plateformes territoriales d’appui aux mutations « Ces plateformes seront des guichets uniques pour les PME qui veulent faire évoluer leurs ressources humaines, rassemblant sur un même territoire l’ensemble des acteurs de la formation et de l’emploi » / Renforcer la place des entreprises au sein de l’enseignement technique et professionnel / Favoriser l’embauche de jeunes en apprentissage dans les PME avec l’objectif de 500 000 apprentis en 2017 / Poursuivre et engager des réformes structurelles [9], par exemple dans les transports, le logement, l’énergie, le fonctionnement des marchés de biens et services / Doter la France d’une nouvelle instance de dialogue, de réflexion prospective et d’expertise, etc.

Ces nombreuses mesures peuvent concerner la fiscalité, l’emploi, l’organisation et les moyens des services publics, et bien entendu les salariés de façon directe ou indirecte. Elles nécessitent donc des concertations approfondies avant toute mise en œuvre.

Force Ouvrière développera ses positions sur ses 35 mesures gouvernementales, en toute liberté, en toute indépendance et de façon à faire aboutir ses revendications.

En 20 ans, plus de 60 rapports publics, dont ce « rapport Gallois », ont été effectués. Ces rapports permettent de tout justifier, y compris leur contraire !

Aujourd’hui, le gouvernement – et Force Ouvrière n’y est pas pour rien – a reculé sur ce qui était présenté comme la mesure phare du rapport : l’allègement des cotisations sociales pour réduire le « coût du travail » avec tous les risques qui en découlent pour le niveau de la protection sociale dont les besoins sont appelés à croître, non à diminuer.

Autant nous n’avons jamais refusé de débattre sur la consolidation de la protection sociale et, par exemple, sur la répartition des rôles et des responsabilités entre solidarité ouvrière et solidarité nationale, autant nous continuerons à combattre et à refuser une approche faisant de la cotisation une « charge ».

C’est aussi pourquoi nous continuons à dénoncer les politiques économiques d’austérité, la mise en place du TSCG, et le rôle en la matière des institutions constituant la troïka (Union européenne – Banque centrale européenne – Fond monétaire international).

Achevé de rédiger le 8 novembre 2012

 Voir en ligne  : InFOeco n°55 du 8 novembre 2012 [PDF]

Notes

[1Le rapport de Rexecode justifie notamment l’offensive contre les retraites et les retraites complémentaires, contre les 35H, contre la fiscalité du patrimoine. Il préconise une baisse des cotisations sociales patronales. Les pertes de recettes pour la Sécurité sociale devraient être compensées par les salariés, sous la forme d’une « TVA sociale ».

[2InFOéco n°21 du 14 avril 2011

[3Comme l’analyse inFOéco n°36 du 16 janvier 2012 le montre, le problème de la dette publique française vient surtout d’une baisse des recettes publiques, conséquence d’une politique du moins-disant fiscal qui a multiplié les cadeaux fiscaux de façon accélérée ces dix dernières années (représentant 20 points de PIB !).

[5Les éléments du constat du rapport sont globalement vérifiables, ce qui plaide en faveur de leur réalité

[6InFOéco n°52 du 4 octobre 2012 sur le PLF 2013

[7Les taux actuels de TVA seront remplacés par un triptyque : 5%, 10%et 20% : Augmentation du taux normal (de 19,6% à 20%) ce qui va concerner l’immense majorité des produits et impactera donc le pouvoir d’achat des salariés et des ménages / Le taux intermédiaire qui porte notamment sur la restauration et les travaux de rénovation des logements, sera porté de 7% à 10% / Une baisse, ce qui est positif, du taux réduit (de 5,5% à 5%) qui concerne certains produits de première nécessité (alimentation, énergie).

[8Voir revendications de Force Ouvrière dans le cadre de la BPI sur la conditionnalité des aides publiques : inFoéco n°54 du 18 octobre 2012

[9Ce qui revient à préconiser un renforcement et un élargissement de la RGPP !