Abattoirs : « Les salariés qui arrivent à la retraite sont cassés physiquement et psychologiquement »

Conditions de travail par Nadia Djabali

Photographie : F. Blanc (CC-BY-NC 2.0)

Mal aux doigts, aux articulations, aux os, déchirures musculaires, lombalgies, hernies discales, stress et cauchemars, le métier d’opérateur dans les abattoirs est l’un des plus difficiles du monde industriel. Le journaliste Geoffrey Le Guilcher s’est fait embaucher dans l’un d’eux et a enquêté pendant 40 jours. Entretien.

Quel est l’impact économique de l’abattoir dans lequel vous avez mené votre enquête ?

Il s’agit d’un abattoir breton dont je tairai le nom pour protéger les salariés que j’y ai rencontrés. Pourquoi en Bretagne ? parce que la région emploie 30 % des salariés de la filière viande. Cet abattoir génère un milliard de chiffre d’affaires par an et abat deux millions d’animaux. Il s’agit de l’une des dernières usines du département et un des premiers employeurs avec 3 000 salariés, sans compter les sous-traitants. L’entreprise familiale a été rachetée par une multinationale française. Après le rachat, l’usine a été dopée et est passée de 500 bêtes abattues par jour à 8 500 porcs et 600 vaches. Le site où se tenait le premier abattoir a été transformé en frigos géants et 500 mètres plus loin un complexe de 2 millions de m2 a été construit.
La puissance de l’abattoir est mesurable à l’aune des infrastructures existantes dans les trois villages sur lesquels il est implanté. Des installations qu’aucun autre village de la région ne possède : une maison de jeunes, une nouvelle bibliothèque et une maison de santé qui regroupe de nombreuses spécialités médicales alors que l’un des problèmes des campagne est justement la désertification médicale… On voit également la puissance par le ballet incessant des voitures à n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit. Les gens viennent de toutes les villes environnantes et parfois jusqu’à plus d’une heure et demi de route. C’est un pôle d’attraction. L’entreprise a une bonne réputation par rapport aux autres abattoirs, c’est un employeur respecté dans le coin.

Vous expliquez que les abattoirs ont servi de modèle à l’industrie automobile.

Les premières chaînes ont été créées dans des abattoirs américains. A la fin du 19e siècle, 80 % de la viande consommée aux États-Unis est abattue à Chicago. C’est en observant l’organisation des abattoirs de Chicago qu’Henri Ford a imaginé le montage des voitures, à partir des chaînes de dépeçage des animaux. Mais à la différence de l’industrie automobile, dans les abattoirs la mécanisation connaît ses limites car chaque animal est différent et l’intervention humaine est obligatoire car plus précise.
J’ai été jeté sur la chaîne après une semaine de formation. Et n’étant pas totalement prêt, je me démenais pour découper ma vache en 1 minute. Les chefs de chaîne surnommés les « aboyeurs », sont là pour veiller à ce que le rythme des ouvriers soit respecté ou pour augmenter la cadence.
40% des salariés sont intérimaires. Certains ne sont même pas salariés et sont payés à la tâche. Ces derniers sont les victimes des accidents du travail les plus graves. Du fait de la précarité des contrats, les syndicats ne sont pas très puissants. Même si dans cet abattoir la rémunération est un peu plus correcte qu’ailleurs, les salariés y laissent leur santé. Une ouvrière de 15 ans d’ancienneté est payée 1 580 euros sur 13 mois. Elle bénéficie d’une mutuelle. Elle considère que la rémunération est correcte pour une personne non qualifiée.

L’environnement semble particulièrement favorable à la souffrance physique et psychique.

Les accidents du travail et les troubles musculo-squelettiques sont courants et les cadences mettent les salariés sous pression. La souffrance est permanente sur la chaîne à cause de la répétitivité des gestes combiné au respect de la cadence.
Mais le pire c’est la nuit, quand on s’allonge et que le corps refroidit. Un de mes collègue m’avait dit que le secret du job ce n’était pas d’éviter la douleur mais d’apprendre à vivre avec. Il y a également les cauchemars, nombreux dans les premiers mois, qui sont générés par la vue du sang et l’image à perte de vue des animaux pendus à des crochets.
Les salariés qui arrivent à la retraite sont cassés physiquement et psychologiquement. Tous ceux qui ont plus de 50 ans changent de poste. Ils sont mis au nettoyage des bâtiments parce qu’ils ne peuvent plus tenir la chaîne. Comme l’invalidité coûte très cher, l’employeur préfère trouver un arrangement avec l’ouvrier. Il gardera un job mais aura des taches moins dures.
Durant l’enquête, j’ai eu un collègue qui a appris par son médecin généraliste qu’il allait être arrêté définitivement parce qu’il avait une double hernie discale. Il risquait de terminer sa vie dans une chaise roulante. Dans les grosses boîtes, les médecins peuvent être directement salariés par l’employeur. Il est allé voir le médecin de l’abattoir qui lui a dit non, ce n’est pas le travail, nous on ne reconnaît pas que c’est d’origine professionnelle. Tout ça parce que leur taux de sinistralité influe sur les cotisations qu’ils doivent verser en accident du travail-maladie professionnelle. Ils contestent systématiquement les maladies professionnelles. La réponse l’a sonné parce que ça fait 25 ans qu’il travaille en abattoir dont 15 ans dans celui-là. Normalement c’est l’Assurance maladie qui décide s’il y a ou non maladie professionnelle, mais les ouvriers ne le savent pas. Du coup, ils ne font pas de demande et quand ils disent à leur supérieur hiérarchique : Je ne peux plus être ni assis ni debout, l’employeur répond : On va te trouver un poste où tu seras un peu assis et un peu débout.

Le turn-over est-il important ?

Les trois quarts des nouveaux embauchés partent avant la fin de leur période d’essai et les abattoirs manquent tout le temps de main d’œuvre. C’est un gros problème. Au début des année 2 000, un rapport a été commandé à la Mutualité sociale agricole (MSA) pour résoudre ce problème récurrent de manque de personnel. La MSA a enquêté sur les conditions de travail et établi un lien entre la cadence effrénée et les problèmes de santé au travail. L’organisme pointe également les méthodes managériales violentes courantes dans les abattoirs bretons. En définitive l’étude a été enterrée parce que les employeurs ont eu peur qu’elle soit publiée dans la presse.

Quels sont les postes les plus difficiles ?

La tuerie où sont amenés les bestiaux. Là, le matador étourdit l’animal : un pistolet tubulaire envoie une tige perforante dans le cerveau jusqu’à 7 cm de profondeur. Puis vient l’accrocheur, un des postes les plus dangereux puisque l’animal n’est pas mort et que des gestes réflexes peuvent être très violents. L’accrocheur met une chaine autour des chevilles et la bête est montée au plafond. Ensuite le saigneur lui coupe les deux jugulaires.
Les intérimaires ne peuvent pas travailler à la tuerie, car c’est un lieu où les entrées sont contrôlées. Les industriels ne veulent pas que des membres d’associations de défense des animaux s’infiltrent et publient sur les réseaux des images trash. En contrôlant et en réduisant le nombre de personnes qui peuvent accéder à la tuerie, on limite les possibilités de fuite des images.
Juste derrière la tuerie, l’un des postes les plus difficiles est la coupe des pattes arrière. Les ouvriers se servent d’un énorme sécateur qui coupe les os comme une brindille. « La vide » également est un poste très difficile. Un grand écarteur permet à l’opérateur de rentrer dans la bête. C’est un poste très physique où il faut décrocher la panse qui est extrêmement lourde tout en faisant attention de ne pas souiller la carcasse.

Condition animale ou condition humaine, laquelle doit être prioritaire ?

Cela n’a pas de sens d’opposer les deux volets. Ce n’est pas parce qu’il y a du bruit en ce moment autour la condition animale qu’il faut penser que les ouvriers en pâtissent. Dans les faits, des normes ont été mises en place autour du bien-être animal mais elles ne sont pas appliquées. Le principal problème, ce sont les cadences qui tuent les ouvriers à la tâche et qui les empêchent en même temps de traiter correctement les animaux. Les deux souffrances ont jusqu’à présent été maintenues sous silence. Aujourd’hui, il y a urgence de casser cette omerta en ouvrant ces lieux à des visites d’élus et de journalistes, aux associations et aux syndicats pour créer des contrepouvoirs à l’intérieur de l’abattoir. Il faut obliger les industriels de l’agroalimentaire à plus de transparence. Or, les industriels ne le souhaite pas car tout est fait pour que le consommateur n’établisse pas de lien entre l’animal et le steak qu’il a dans son assiette.

 

Steak Machine de Geoffrey Le Guilcher, éd. Goutte d’Or, 170 p., 12 euros.

Nadia Djabali Journaliste à L’inFO militante