Les deux scénaristes, Hubert Prolongeau et Arnaud Delalande sont aussi romanciers et grands-reporters spécialisés, entre autres, dans des sujets historiques et sociétaux. Grégory Mardon a fait ses premières armes chez Spirou.
La première planche de cette BD plante d’emblée le décor dans toute sa pesanteur : la salle vide du « tribunal des affaires de sécurité sociale ». Trois bulles plus loin un témoin déclare : J’étais venu le jour du suicide. Le corps était caché, on n’avait pas pu passer
. Le lecteur peut craindre le pire. Et à raison. L’album retrace le parcours de Carlos Perez, fils de modestes immigrés espagnols arrivés en France en 1974. Le jeune homme, après de bonnes études, est embauché chez un grand constructeur automobile français. Les auteurs ne donnent pas de nom. Ils auraient pu inventer « Regeot » ou « Peunault », sans aucun problème. Le jeune Perez gravit les échelons, se marie, a un premier enfant. Bref, l’ascenseur social réussi. Mais l’industrie automobile a connu et connaît des hauts et des bas et à chaque fois c’est le personnel qui trinque. Les cadres se sont sentis longtemps à l’abri, à tort.
La descente aux enfers
Dans ces grandes sociétés du Cac 40 les effets des crises se ressemblent : flexibilité à outrance, licenciements, management de plus en plus agressif, humiliant et mortifère. Et voilà Perez balloté entre la France et l’Argentine, de réunions en réunions, plus inutiles les unes que les autres, jusqu’au jour où on lui apprend sa mutation en Roumanie, avec en prime une DRH autiste. Dans l’avant-dernier chapitre, l’homme se retrouve seul au dernier étage de la grande verrière du constructeur. C’est le grand saut dans le vide et son corps s’écrase entre une berline et une Formule 1 exposées dans le hall d’entrée.
Hubert Prolongeau de conclure l’album par deux pages de texte : Le suicide au travail a fait son irruption dans le monde du travail avec une première vague en 2006 chez Renault, puis une deuxième en 2008-2009 chez France Télécom. Pendant une saison, le sujet a été à la une. Le problème n’est pas né avec cette médiatisation, et il ne s’est pas arrêté avec elle
. En effet entre 2013 et 2017, il y a encore eu seize suicides chez Renault, dont dix ayant entraîné la mort. La direction de Renault a été condamnée en 2009, l’ancienne de France Télécom, devenue Orange, est aujourd’hui sur le grill du tribunal pénal de Paris.
Pour accentuer l’aspect tragique du récit, les trois auteurs ont choisi le principe de la bichromie variable (noir et blanc avec une seule couleur changeante : gris, bleu, jaune, rouge…).
Hubert Prolongeau, Arnaud Delalande (scénario), Grégory Mardon (dessin) : « Le travail m’a tué », ed. Futuropolis, Paris, 2019, 120 p. |