On se dépêche, on se dépêche !
. Trois mots qui reviennent sans cesse dans Ouistreham. Lorsque Marianne Winckler, journaliste et écrivaine, entreprend une enquête sur la précarité en France, elle s’installe en Normandie. Sans révéler son identité, elle intègre le milieu de la propreté. Avec un CV ne mentionnant pas son passé de journaliste, elle se rend à Pôle emploi et décroche son premier emploi, comme agent d’entretien de bungalows.
Une place trouvée rapidement
, le mot d’ordre du secteur, fait remarquer Nadia Jacquot. Dans le film, le personnage joué par Juliette Binoche trouve du travail dans le nettoyage extrêmement vite, alors qu’elle n’a aucune expérience. C’est tout à fait représentatif : on entre dans le métier très vite, sans qualification, mais on se fait aussi très facilement jeter.
C’est ainsi que Marianne, lors de son premier job, est licenciée sans ménagement, pour un four à micro-ondes, en apparence trop peu récuré. En réalité, le matériel est ancien et impossible à nettoyer. Incapable de se défendre dans cette situation absurde, la journaliste est confrontée en un temps record à l’injustice d’un milieu où la parole de l’employeur fait loi.
65% des femmes du secteur gagnent moins de 900 euros par mois
Douze ans après Quai de Ouistreham, le best-seller de Florence Aubenas, cette adaptation cinématographique d’Emmanuel Carrère vient remettre en lumière une profession invisible et silencieuse. Pourtant, selon la secrétaire fédérale, la situation des travailleurs du secteur du nettoyage est aujourd’hui pire que ce qui est montré dans le film, mais toute occasion pour parler du secteur de la propreté est bonne à prendre. Il compte 550 000 salariés, dont 65% de femmes. Ils subissent les contraintes d’un métier pénible, caractérisé par des horaires décalés, une amplitude de travail élevée et un temps partiel généralisé (près de la moitié sont multi-employeurs). Et les salaires sont très bas : 65% des femmes et 42% des hommes ont une rémunération inférieure à 900 euros.
Et en effet, c’est ce qu’expérimente le personnage de Marianne, lancée sans ambages dans ce monde où elle fait une rencontre bouleversante : celle de Christèle. Formidablement incarnée à l’écran par Hélène Lambert, comédienne non professionnelle et elle-même ancienne agente d’entretien, sa situation résume à elle-seule la condition de nombreuses femmes précaires, souvent mères célibataires, souligne Nadia Jacquot. Christèle fait des horaires grappillés à droite à gauche, elle part très tôt le matin, a une heure de trajet qu’elle fait à pied, car elle n’a pas de voiture, puis elle rentre chez elle, et refait le même trajet tard le soir.
Des salariés en épuisement total
La problématique des heures de travail hachées dans la journée, qui rendent toute vie de famille compliquée et causent une fatigue extrême aux salariés, constitue l’un des chevaux de bataille de FO. De nombreuses mères célibataires travaillant dans la propreté se heurtent à des problèmes d’organisation de leur journée, car les horaires sont soit très tôt le matin, soit tard le soir. L’épuisement total de ces femmes est bien montré dans Ouistreham. A un moment, Juliette Binoche dit qu’elle a de l’électricité dans le corps. La fatigue est telle pour ces travailleurs qu’ils ne sont pas capables de faire autre chose que travailler et dormir. Lorsqu’un jour Marianne veut emmener Christèle voir l’océan, cette dernière ne comprend pas et n’en a même pas envie. Elle n’a pas l’habitude de profiter de la vie, sa priorité c’est trouver des heures de nettoyage pour nourrir ses enfants.
L’une des conséquences de ces amplitudes et cadences de travail, doublées de cette recherche permanente de rapidité, c’est évidemment la maladie, et les accidents de travail. Dans ce secteur, les salariés sont particulièrement touchés par les maladies socio-professionnelles, comme les TMS (troubles musculo-squelettiques), en raison des gestes très répétitifs et douloureux. Quand Marianne nettoie les cabines du ferry pour la première fois, elle ignore qu’elle devra en faire 60 d’affilée, sans dépasser 3 minutes par lit
, précise l’élu FO.
L’invisibilité de ceux qui nettoient
Confrontée à la précarité économique, le personnage de Juliette Binoche prend aussi conscience de l’invisibilité d’une profession entière. Le ménage, lorsqu’il est fait, on ne se rend pas compte que quelqu’un l’a fait, alors que dès que c’est sale, on le voit
, note notre interlocutrice.
Au-delà de l’invisibilité de ces travailleurs, qui nettoient nos bureaux toujours discrètement, c’est aussi le non-respect dont la société fait preuve à leur égard. Nadia Jacquot a été marquée par ce moment dans Ouitreham, lorsque Juliette Binoche passe la serpillière, et une femme entre dans le même hall avec des chaussures pleines de boue, sans aucune considération pour la personne qui est en train de nettoyer le sol. Une thématique également développée lorsque la journaliste intègre l’équipe des travailleurs du ferry qui relie la France à l’Angleterre. Alors que les équipes de nettoyage sont déployées dans les cabines qui doivent être remises au propre en un temps record, une collègue prévient Marianne : les toilettes, c’est pour nous
.
Nadia Jacquot confirme. Nettoyer des toilettes, c’est une tâche considérée comme dégradante, donc féminine, encore aujourd’hui. Les hommes ne s’abaissent pas à cela. La séquence du film est très juste. En effet Juliette Binoche s’insurge : mais pourquoi les gens ne tirent pas la chasse, ou urinent à côté ? C’est là-aussi une question d’irrespect. Et ce sont encore une fois les femmes qui passent en dernier.
Un monde d’une grande pénibilité, que vient contrebalancer la merveilleuse humanité existant entre collègues. La journaliste infiltrée tisse en effet des liens très forts avec ses sœurs de galère, à l’image de Christèle.
Leur utilité sociale plus que démontrée
Christèle dont le fort caractère lui est nécessaire pour résister à la dureté d’un milieu qui ne fait aucun cadeau. J’ai beaucoup aimé que
Face à sa situation pourtant peu enviable, Christèle pense à ceux qui ont encore moins, sans jamais se plaindre.
Après deux années de Covid, le long-métrage d’Emmanuel Carrère semble venir confirmer la prise de conscience de l’importance de ces salariés pendant la pandémie. L’utilité sociale des travailleurs de la propreté a été démontrée pendant toute la crise sanitaire, relève la responsable du secteur. Le monde a compris qu’un agent d’entretien est plus utile à la société qu’un actionnaire, et qu’avec tous les risques qu’ils ont pris ces travailleurs, on devrait enfin s’intéresser à eux.
Pour que leur travail soit visible, la FEETS-FO se bat pour que le ménage soit fait en journée et non la nuit
Alors qu’un rapport sur les travailleurs de la deuxième ligne (dont font partie les salariés de la propreté) a été remis au gouvernement le 21 décembre 2021, pour FO, il est incontournable d’évoquer la sous-traitance dans le secteur du nettoyage et la nécessité de réguler les marchés publics et privés. Dans la propreté, il y a une relation triangulaire : le donneur d’ordre, qui est un client, puis l’entreprise qui effectue le travail et au bout, le salarié. Nous avons démontré que dans les appels d’offre des donneurs d’ordre, notamment public, ce sont les entreprises les moins-disantes qui les remportent. Et nettoyer plus vite à moindre coût, cela retombe sur les salariés. Nous voulons réguler ces marchés en imposant des clauses.
Si la reconnaissance de ces travailleurs et l’amélioration de leurs conditions de travail nécessitent de prendre des mesures, l’une d’elles apparaît comme simple et facile à mettre en œuvre. La FEETS-FO se bat ainsi pour que l’organisation du travail en journée soit mise en place, au moins dans les bureaux, dans les secteurs public et privé. A la fédération, le ménage des bureaux est fait la journée, pas le soir. Et nous avons écrit à tous les responsables politiques, du Président jusqu’aux maires de France, afin de leur demander de mettre fin à cette invisibilisation culturelle qui veut que l’on cache les agents d’entretien. Le ménage doit être fait en journée
, martèle Nadia Jacquot. Cela constituerait un pas important vers la fin d’une omerta sur ces travailleurs de l’ombre, situation si bien capturée par Ouistreham.