Les amendes contre les propriétaires de logements meublés pleuvent dans la capitale française. De 45 000 euros en 2016, leur montant a bondi à 615 000 euros rien que pour le premier semestre 2017. Un propriétaire a écopé à lui seul de 130 000 euros d’amende pour la location illégale à des touristes de treize appartements. La Ville de Paris a déclaré la guerre aux propriétaires indélicats qui louent leurs appartements plus de 120 jours par an sans les avoir déclarés à la mairie.
Autre sujet qui fâche : bien qu’ayant réalisé en France un chiffre d’affaires estimé à 130 millions d’euros, Airbnb n’a payé que 92 944 euros d’impôts dans l’Hexagone en 2016. Ce qui est en léger progrès au regard des 69 168 euros versés au fisc en 2015.
La société Deliveroo a également fait parler d’elle cet été : la plateforme britannique qui coordonne la livraison à vélo de sushis, pizzas et autres mets exotiques a décidé qu’à partir de fin août 2017 tous ses coursiers ne seraient plus payés à l’heure mais à la commande, soit 5,75 euros à Paris et 5 euros en province. D’où le mouvement de grogne qui s’est emparé des livreurs le 11 août dernier.
Des réalités multiples
Quant à Uber, on se souvient du conflit qui a opposé la société américaine à ses chauffeurs (qui eux non plus ne sont pas salariés mais partenaires
) lorsqu’en décembre 2016, la plateforme a décidé unilatéralement que sa commission prélevée sur les courses passerait de 20 % à 25 %.
Côté fiscal, Uber France a payé 121 000 euros d’impôts sur les entreprises en 2015, pour un chiffre d’affaires de 20 millions d’euros. Principalement chargé de support marketing du groupe, Uber France est, sur le papier, un prestataire au service de la filiale d’Uber aux Pays-bas.
Tous ces exemples auraient pu illustrer le document consacré à l’économie des plateformes récemment publié par le ministère du Travail. Intitulé « Économie des plateformes : enjeux pour la croissance, le travail, l’emploi et les politiques publiques », sa rédaction n’a pas dû être une sinécure tant ce secteur est caractérisé par la multiplicité des réalités qu’il englobe. Quoi de commun entre un particulier occupant un emploi à temps plein qui loue son appartement sur Airbnb pendant les vacances, un chauffeur travaillant 50 heures par semaine pour Uber et un conducteur pratiquant le covoiturage ?
, remarque Olivia Montel, auteur du document. Le premier a déjà accès à la protection sociale par son emploi et n’est pas vraiment dépendant d’Airbnb […] ; le second est en revanche dépendant d’Uber, qui lui verse l’intégralité de sa rémunération, lui impose des obligations diverses mais ne lui fournit pas pour autant les garanties dont disposent les salariés ; le troisième ne pratique pas une activité rémunérée, le covoiturage étant considéré comme un partage de frais.
Plateformes à but lucratif
Du coup, l’étude s’est particulièrement focalisée vers les plateformes de biens et services marchands. Ces dernières, grâce à leurs applis géolocalisées, sont au centre de la relation triangulaire qui les lie avec les offreurs et les demandeurs inscrits sur son interface. A but lucratif, elles peuvent aller jusqu’à uniformiser le tarif et la qualité de la prestation échangée et déconnecter les prestataires qu’elles jugent négativement.
Parmi les questions formulées, certaines ont plus spécifiquement pour thème l’emploi comme celle qui suit : Airbnb et Uber permettent-ils d’augmenter le stock des emplois et d’en diversifier les caractéristiques au profit des travailleurs ou transforment-ils des emplois stables à temps plein en des emplois précaires, à temps réduit et à rémunération variable ?
Lien de dépendance
Car force est de constater que ce modèle rebat les cartes des statuts et des relations au sein des entreprises telles qu’ils se sont construits durant le XXe siècle. Le lien de subordination entre employeur et salarié est ici transformé en un lien de dépendance entre un travailleur à son compte et la plateforme donneuse d’ordre. Un lien qui se resserre lorsque le travailleur exerce la majorité voire la totalité de son activité qu’avec une seule plateforme.
Le modèle de ces plateformes à but lucratif repose sur l’externalisation de la production et des risques vers les travailleurs indépendants. Ces derniers prennent en charge les investissements et font face aux fluctuations de leurs revenus, tout en étant dans l’impossibilité de revendre leur outil de travail pour assurer leurs vieux jours. Ces travailleurs ne bénéficient d’aucun droit protégeant les salariés : droits syndicaux, protections contre la rupture abusive ou non de la relation de travail, temps et conditions de travail, protections contre le harcèlement et les discriminations. Un statut qui peut s’apparenter aux formes de travail qui prédominaient avant l’essor du salariat, telles que le travail à la pièce.
1 000 salariés chez Uber
Dans ce modèle, le nombre de salariés est réduit à la portion congrue, à l’instar d’Uber qui emploie moins de 1 000 salariés pour plus d’un million de chauffeurs indépendants. L’économie des plateformes peut donc faire voler en éclats le statut de salarié tel qu’il a été construit tout au long du XXe siècle, un statut qui, en échange de la subordination à l’employeur, offre de nombreuses garanties matérielles, prévient l’étude. En cela, elle s’inscrit dans le prolongement du mouvement d’externalisation et de segmentation des processus productifs amorcé dans les années 1990, qui n’est pas sans effet sur la qualité des emplois, et en particulier sur le partage des risques économiques.
Le document du ministère du Travail fait état de nombreux travaux qui accréditent la thèse d’une hausse des inégalités en lien avec la révolution numérique. A côté d’emplois hautement qualifiés et rémunérés, une « communauté de travailleurs partenaires » peu qualifiés, mal rémunérés et mis en concurrence les uns avec les autres.
Un outil statistique à améliorer
Quant à l’ampleur du phénomène, il reste encore à définir de meilleurs instruments pour la mesurer. Néanmoins, l’Insee a décelé pour l’année 2015 une forte hausse de créations d’entreprises depuis deux ans dans la catégorie « transport et entreposage ». Les créations d’entreprises dans ce secteur, qui inclut les VTC, ont ainsi augmenté de 45,8 %, avec un pic à + 48,6 % pour les micro-entreprises, et de 35,2 % en 2014, contre respectivement -4,7 % et + 2,3 % pour l’ensemble de l’économie marchande non agricole.
Dans le secteur de l’hébergement touristique, entre 2015 et 2016, la fréquentation en termes de nuitées par voyageurs aurait progressé de 29,9 % pour les logements particuliers loués par l’intermédiaire de plateformes tandis qu’elle aurait diminué de 1,3 % pour les hébergements professionnels.
Selon l’Inspection générale des affaires sociales, les plateformes « d’emploi » représenteraient 2 250 emplois directs en 2015, contre 560 en 2009, pour un chiffre d’affaires de 380 millions d’euros. Environ 7 milliards d’euros de transactions seraient passés entre leurs mains, soit 0,3 % du PIB. Une évolution à suivre de près ces prochaines années.