La crise du Coronavirus sonne-t-elle la fin de ce que certains ont appelé « la mondialisation heureuse » ?
Marc Lavoie : Elle avait déjà été sonnée avec l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis, lequel n’a pas hésité à mettre des bâtons dans les roues du libre-échange. D’une certaine façon, la mondialisation actuelle n’est pas un phénomène nouveau. Elle existait déjà avant la Première Guerre mondiale. Après celle-ci, on a eu la grippe espagnole, qui a tué des millions de personnes à travers le monde, même si les voyages en avion ou le tourisme de masse n’existaient pas. Nous allons vers une récession. Cela changera sans doute un peu le cours des choses. Mais pour combien de temps ? Après la crise financière de 2008-2009, les bonnes résolutions ont duré un an ou deux. Et ensuite le lobby de la déréglementation a repris le dessus.
Quel doit être aujourd’hui et demain le rôle de la Banque centrale européenne (BCE) et des banques centrales ?
Marc Lavoie : Je ne crois pas que ce rôle soit tellement différent aujourd’hui qu’hier, ou, par comparaison, avec ce qui s’est fait lors de la crise financière qui a débuté en 2007. L’Europe fait face à un problème particulièrement aigu, d’abord parce que le Coronavirus a frappé les pays européens de façon particulièrement virulente, mais aussi parce que les règles qui régissent la BCE et l’Union européenne sont plus restrictives qu’ailleurs. Dans la plupart des autres pays, il n’existe pas de règles limitant le taux d’endettement du gouvernement central, ou le ratio de son déficit par rapport au produit intérieur brut, contrairement à ce qui se passe en Europe depuis le traité de Maastricht de 1992. Les économistes ou les juristes n’ont pas besoin de se torturer les méninges pour trouver des moyens de permettre à l’État de poursuivre des politiques budgétaires expansionnistes sans que cela apparaisse dans la définition du déficit ou de l’endettement de l’État. Quand tout va mal, la BCE ne peut pas éviter la hausse des taux d’intérêt des titres émis par les pays de l’Eurozone qui sont jugés moins crédibles par les gestionnaires de fonds, comme l’Italie par exemple… Un moyen de contourner cette situation est la création des fameuses euro-obligations, qui en mutualisant le financement des programmes de lutte contre le Coronavirus, permettent de s’assurer que tous les pays européens bénéficient des taux d’intérêt les plus bas. Mais on a bien vu au cours des derniers jours la difficulté de faire accepter ce principe (2).
L’Organisation mondiale du commerce (OMC) peut-elle avoir un rôle, n’est-elle pas devenue inopérante, voire caduque ?
Marc Lavoie : On peut le penser en effet, puisque aucun accord multilatéral universel n’a été signé depuis belle lurette. Mais dans un monde où les pressions contre la mondialisation du commerce sont plus grandes aujourd’hui qu’hier, on pourrait penser que l’OMC pourrait aider à définir les restrictions au commerce des biens et services qui sont acceptables pour des raisons de sécurité nationale, en incluant dans celles-ci la santé et l’alimentation.
Quelles seront à terme les conséquences de l’endettement des États ?
Marc Lavoie : À court terme, je ne vois pas de problème. Mais comme on l’a vu en 2010, des voix vont rapidement s’élever pour réclamer des politiques d’austérité budgétaire, lesquelles risquent de s’accompagner de demandes de restrictions salariales, au moins dans la fonction publique. Ces demandes vont rendre la reprise plus difficile ou plus fragile.
Cette crise réhabilitera-t-elle l’État régalien, garant de l’intérêt général au détriment des marchés qui règnent sans partage depuis près de trente ans ?
La crise sanitaire montre le rôle indispensable de l’État et l’importance pour la société d’avoir un État disposant de ressources financières, physiques et humaines conséquentes. Là encore, les choses risquent de changer, avec une perception plus favorable du rôle de l’État, mais pour combien de temps ?
Quel futur pour une croissance, réelle ou hypothétique ?
Marc Lavoie : Le futur est très incertain. Habituellement, l’économie s’écroule parce que la demande s’écroule : les entreprises ne veulent plus acheter de nouvelles machines, les consommateurs hésitent à dépenser ou à acheter de nouveaux logements. La réponse est simple, la banque centrale abaisse les taux d’intérêt pour inciter firmes et ménages à dépenser. Cette fois-ci, c’est l’inverse. C’est la production qui chute en premier, parce que les entreprises ne peuvent plus produire, et non parce que la demande s’est évaporée. Dans un deuxième temps, les revenus des employés baissent ; de surcroît, les ménages, même s’ils le voulaient, ne peuvent plus consommer parce qu’ils ne peuvent plus sortir et que presque tous les magasins sont fermés. Lorsqu’on viendra à bout de l’épidémie que va-t-il se passer ? Les ménages vont-ils se précipiter dans les magasins pour rattraper le temps perdu ? Ou vont-ils au contraire être excessivement prudents, terrifiés par la possibilité d’une deuxième ou d’une troisième vague de Coronavirus ?
(1) Marc Lavoie est professeur émérite d’économie des universités d’Ottawa et de Paris 13. Entre autres publications : « L’Économie post-keynésienne », Paris, La Découverte, collection Repères, 2004.
(2) L’Allemagne et les Pays-Bas s’y refusent, les mêmes qui demandaient le « grecxit » en 2015 !
Remerciement à Dominique Richard de la rédaction du quotidien Sud Ouest pour son aide.