Quel a été le rôle du groupe d’experts sur le Smic ?
Pour François Bourguignon, président du groupe d’expert, notre rôle était de produire de l’information sur les effets du salaire minimum interprofessionnel et sur qui étaient les personnes payées au Smic. Nous avons donc défini ce qu’il était important de scruter. Nous nous sommes demandés quels étaient les sujets sur lesquels nous ne savions rien et ceux sur lesquels il serait bon d’avoir des informations supplémentaires. Puis nous avons demandé aux administrations de travailler dessus.
Pour le rapport 2016, par exemple, nous leur avons commandé des études sur les trajectoires salariales. Est-ce que quand à un moment un salarié est payé au Smic, il y reste toute sa vie ou est-ce qu’il s’agit d’une situation transitoire ? Le résultat des études a montré que lorsqu’on commence au Smic, on y reste longtemps. Et quand on en sort, les rémunérations restent dans les environs du salaire minimum. Cela veut dire qu’il y a des personnes qui sont coincées dans le bas de l’échelle salariale.
Un point qui reste, à mon avis, relativement mal éclairé est le suivant : Quelles sont les conditions de travail et de santé des salariés rémunérés au Smic. C’est-à-dire, en échange du salaire qu’on leur verse qu’est-ce qu’on leur demande comme effort ? Et comment on peut apprécier cette balance ? Même chose pour leurs conditions de santé. La population vieillit et la question de faire vieillir les gens au travail est de plus en plus cruciale.
Pourquoi le groupe a-t-il été systématiquement défavorable à un coup de pouce au Smic ?
Je ne pense pas que les études publiées dans les différents rapports aient été directement en lien avec la question finale de
est-ce qu’il faut donner ou non un coup de pouce au Smic. Aucune de ces études pourraient prétendre de façon très directe qu’il le fallait ou non. En revanche, il est vrai que le dernier rapport, remis en 2016, laissait penser que le Smic était en train de s’éloigner progressivement du salaire moyen et qu’à un moment, si nous ne voulions pas que les inégalités au bas de la distribution des salaires augmentent trop, nous allions être contraints de faire quelque chose. Mais la décision finale n’a guère été argumentée sur la base des études que nous avons produites et le dernier rapport n’a pas abouti à la nécessité d’un coup de pouce.Je pense que ce groupe ne devrait pas être constitué comme il l’est. Dans sa forme actuelle, en tout cas tel que moi je l’ai vécu, il y a une sorte de disjonction entre la production d’une information extrêmement riche et de nature assez scientifique et une décision qui est prise sur la base de quelque chose qui relève plus de l’intime conviction et de craintes des effets sur l’emploi d’une augmentation du Smic.
La difficulté réside dans le fait, qu’en France, il n’y a aucune information sur ce que seraient les effets sur l’emploi d’une augmentation du salaire minimum. Pour des raisons de technique scientifique, nous ne sommes pas capables d’estimer ces effets car nous n’avons pas d’outil de mesure. Dans les autres pays, l’analyse des effets sur l’emploi d’une augmentation du salaire minimum est possible grâce à une comparaison des endroits où il a augmenté avec des endroits qui leur ressemblent et où il n’a pas augmenté, comme par exemple aux États-Unis, où il augmente États par États. En France, quand le salaire minimum augmente, il augmente partout et pour tout le monde. Nous ne pouvons pas non plus effectuer des comparaisons au niveau européen parce que les pays sont trop hétérogènes.
Parmi les résultats disponibles dans d’autres pays, beaucoup d’exemples montrent que les augmentations du salaire minimum n’ont pas eu d’effet dramatique sur l’emploi. Mais dans ces autres pays, les fortes augmentations du salaire minimum partaient de niveaux beaucoup plus bas qu’en France où la crainte est que comme le Smic est à un niveau plus élevé, son augmentation peut avoir des effets néfastes. Cette crainte a été déterminante dans la décision du groupe d’experts de ne pas donner un coup de pouce.
Le groupe d’expert est composé d’académiques qui savent bien faire leur travail de scientifique. Nous savons bien indiquer aux rapporteurs ce qu’il faut regarder. Après, au moment du passage à la décision, nous avons toujours été un peu tétanisés par l’idée que nous risquions de faire des bêtises.
Comment remédier à ce problème de prise de décision ?
La décision d’augmenter le Smic au-delà de l’augmentation mécanique annuelle est une prise de risque qui ne peut pas être une décision d’experts. C’est une décision qui forcément comporte une dimension politique. D’où le fait que je pense que ce groupe d’experts n’est pas constitué comme il faut. Pour moi, il n’est pas très pertinent de savoir s’il y a un sociologue ou non dans le groupe. Évidement, c’est mieux que ce groupe soit constitué de scientifiques qui ne soient pas que des économistes, car ces derniers ne peuvent avoir une perception complète des enjeux. Mais fondamentalement, il faut que le monde du travail soit représenté. Le groupe a besoin d’effectuer des analyses en tenant compte de ce qui se passe réellement dans les entreprises et comment les salariés vivent cela. Voilà pourquoi je pense que les organisations syndicales et patronales doivent siéger.
En Angleterre, la low pay commision est composée de représentants du patronat et des syndicats ainsi que d’experts académiques. Tout le monde discute et fait émerger une décision qui n’est pas qu’un simple conseil au ministre, comme c’est le cas en France. C’est-à-dire qu’en Angleterre, la commission qui discute du salaire minimum prend des décisions qui ont effet. En Allemagne, avec la mise en place du salaire minimum, une commission a été désignée. Elle comprend elle aussi des représentants du monde du travail (patronat et syndicats) et des académiques.
J’ai eu l’occasion de faire du travail de terrain dans des entreprises de l’agroalimentaire. Il y avait des salariés qui étaient tous payés au Smic dans des métiers extrêmement durs. Et une question revenait beaucoup, celle de savoir si la rémunération qu’on reçoit est perçue comme juste ou non en fonction de l’effort qui est fourni. Il serait intéressant de faire émerger ces questions qui ont trait à la dignité du travail : qu’est-ce qu’une rémunération digne compte tenu de l’effort fourni. Il s’agit d’une question que les économistes ne perçoivent pas parce qu’ils travaillent sur des données statistiques et l’information statistique manque à ce sujet. Alors que les syndicats peuvent être précieux pour transmettre ce type d’information.
Pensez-vous qu’un coup de pouce est souhaitable en 2018 ?
À titre personnel, je pense que les conditions sont réunies, et elles pouvaient déjà l’être l’an dernier. Pour une raison mécanique la loi dit que le Smic augmente de l’inflation et de la moitié de l’augmentation du pouvoir d’achat du salaire horaire de base des ouvriers et des employés. S’il y a des gains de pouvoir d’achat pour les ouvriers et les employés, les salariés au Smic n’en profitent que pour moitié. S’il n’y a jamais de coup de pouce, l’écart entre le Smic et le salaire moyen des ouvriers et employés augmentera. Donc l’absence de coup de pouce accroît les inégalités au bas de la distribution des salaires. Il s’agit d’un grand facteur de frustration des salariés en bas de l’échelle, qui peut se manifester éventuellement par une baisse de leur effort et donc de la productivité et surtout par des effets néfastes sur la cohésion sociale.
Concernant le nouveau groupe nommé fin août, a minima, j’espère qu’ils continueront un dialogue avec les partenaires sociaux. Et je pense qu’il faudrait aller beaucoup plus loin dans cette direction-là. Parce que lorsqu’en 2013 nous sommes arrivés aux affaires, cela faisait bien longtemps qu’il n’y avait pas eu de rencontre entre le groupe et les partenaires sociaux.