[Exposition] Corto Maltese débarque à Bordeaux

Culture par Christophe Chiclet

Depuis plusieurs années, la capitale girondine a décidé de se réapproprier son passé fluvial et maritime. Paradoxalement, alors que la bourgeoisie locale s’est enrichie avec le commerce triangulaire de la traite négrière, la ville rend hommage à ce héros de bande dessinée réfractaire à toute autorité.

Avec l’arrivée l’an passé de la LGV Paris-Bordeaux en deux heures, la municipalité a mis en chantier en front de Garonne le nouveau quartier « Euratlantique », quartier d’affaires, de logements et de culture avec le bâtiment de la MECA (Maison de l’économie créative et de la culture en nouvelle Aquitaine). Cet ensemble, presque achevé, ne restera pas dans les annales de l’architecture contemporaine ! L’exposition Corto Maltese a lieu dans une partie de la Halle Boca, marché populaire construit en 1938, réhabilité en 2018, devenu un lieu branché de la gastronomie locale dans ce nouveau quartier en devenir.

L’exposition montre des dizaines de planches des différents albums, reproduites en grand format avec différentes thématiques : « Corto et Venise », « Corto l’érudit », « Corto et les révolutions »… Hugo Pratt (1927-1995) est le père d’un Corto qui serait né d’une gitane maltaise et d’un marin britannique. Le voyageur à la boucle d’oreille, bijou porté à l’époque uniquement par les personnes ayant fait le tour du monde, est le fils spirituel et politique de Pratt. Ce dernier, dessinateur, scénariste et aquarelliste, est internationaliste dans le sang. Il déclarait avoir des origines séfarades espagnoles, italo-vénitiennes et anglaises. Il a grandi en Éthiopie où son père était officier dans l’armée coloniale italienne.

A dix-huit ans, il propose ses premiers dessins dans une Italie ravagée et appauvrie par la guerre. Il part alors en Argentine où il vivra de 1949 à 1959, fréquentant les milieux culturels et progressistes de Buenos Aires. Après un bref passage à Londres (1959-1962), il rentre en Italie. Il commence à être connu et reconnu dans le monde de la BD. Mais c’est en 1967 avec la publication du premier album de Corto Maltese que la consécration mondiale viendra.

Corto et les révolutions

Vacciné du militarisme de son père, des guerres et des prisons qu’il a connues, Hugo Pratt campe son personnage, érudit, tantôt nonchalant, tantôt farceur, aux côtés des ennemis de l’ordre établi. C’est ainsi que l’on retrouve Corto au milieu des indigènes de l’Océanie, des Noirs du Brésil et des tribus des confins de l’Éthiopie, de l’Érythrée et du territoire des Afars. Il est avec les Gangaçeiros de la libération, les révolutionnaires paysans du Sertão brésilien, aux côtés des militants de l’Armée républicaine irlandaise durant les combats pour l’indépendance de l’île. De passage à Venise, il en profite pour boxer des chemises noires mussoliniennes. De la Sérénissime, il passe à Rhodes dans un Dodécanèse sous occupation italienne. Dans ces deux villes on découvre des signes ésotériques liés aux Templiers et à la Franc maçonnerie. En effet Pratt a été initié en 1976.

Le marin maltais va être aussi un témoin privilégié de la guerre civile russe en traversant l’Asie centrale et la Sibérie. Il assiste à une bataille peu connue où la division bolchévique arménienne accomplit sa némésis en tuant Enver Pacha, un des trois grands génocidaires de 1915. Une fois les Arméniens massacrés, après la défaite de 1918 de l’Empire ottoman, Enver part en Asie centrale pour soulever les peuples turcophones d’Asie centrale contre les bolcheviks dans un délire pantouraniste d’union des peuples turcs du Bosphore à l’Himalaya. Corto croise aussi le baron fou, un noble prussien qui, avec l’aide de la légion tchèque, supplétive de l’armée blanche, attaque l’armée rouge sur ses arrières sibériens.

90% des récits de Pratt dans les sagas « maltesienne », mais aussi dans la série « Les scorpions du désert » sur la VIII° armée britannique du front d’Égypte-Libye, sont historiques. Mais Pratt, comme Corto, est aussi un farceur. Clin d’œil anachronique, il fera du marin maltais un grand copain de Raspoutine !

Si Pratt est mort en 1995, son héros préféré lui a survécu grâce au travail de deux dessinateurs-scénaristes espagnols, Juan Diaz Canales et Rubén Pellejero qui ont publié en 2015 « Sous le soleil de minuit » (1).

(1) Juan Diaz Canales, Rubén Pellejero : « Corto Maltese. Sous le soleil de minuit », d’après Hugo Pratt. Ed. Casterman, 2015, 88 p.

 

Jusqu’au 19 septembre, Halle Boca, 208 quai de la Paludate, Bordeaux, du mercredi au samedi (sauf jours fériés) de 13h30 à 18h30. Visite guidée à 16 h, entrée libre.

Christophe Chiclet Journaliste à L’inFO militante