Face à Hollande, une patronne de combat aux méthodes ancestrales

Enquête par Nadia Djabali

Karine Charbonnier, cette patronne a interpellé François Hollande sur TF1 en novembre. Son aisance et ses idées chocs en ont vite fait une chouchoute des médias. Dans son entreprise, elle a un vrai problème avec le dialogue social.

Un décor construit pour l’occasion ; un studio télé de 850 m2 à la plaine Saint-Denis ; un public de plus de deux cents personnes réparties en arc de cercle face à la table présidentielle ; un réalisateur connu pour avoir mis en images les émissions « Danse avec les stars » et « The Voice », mais également le débat de l’entre-deux-tours de la présidentielle de 2012 ; trois journalistes : Gilles Bouleau, Thierry Demaizière (TF1) et Yves Calvi (RTL). Et enfin quatre Français « qui incarnent chacun les grandes questions liées à la crise ». TF1 n’a pas lésiné lors de la préparation de « En direct avec les Français », le débat de mi-mandat de François Hollande, programmé en prime time le 6 novembre dernier.

Ce soir-là, 8 millions de téléspectateurs ont découvert Karine Charbonnier-Beck, directrice générale de l’entreprise Beck Crespel. Une entreprise familiale du nord de la France qui fabrique boulons et écrous pour les industries pétrolières, gazières, du nucléaire et de l’éolien. Le groupe Beck Industries prévoit, pour 2014, 90 millions d’euros de chiffre d’affaires dont 60 % à l’export. Ses usines sont implantées en France, en Allemagne, en Belgique et au Royaume-Uni et il a créé une co-entreprise (joint venture) en Chine. Beck Crespel emploie 650 personnes, dont 300 à Armentières, dans le Nord.

Un réquisitoire

Pourquoi un chef d’entreprise dans cet échantillon composé de seulement quatre Français alors qu’il n’y a pas 25 % de patrons en France ? « Parce que le monde de l’entreprise a fait l’objet d’un tas d’annonces et de réformes sur la première moitié du quinquennat, par exemple avec le pacte de responsabilité », précise Catherine Nayl, directrice de l’information du groupe TF1.

Comment Karine Charbonnier a-t-elle été sélectionnée ? Lors de la préparation de l’émission, la production a plongé le nez dans ses archives et visionné plusieurs semaines de JT de 13 et 20 heures. Une équipe s’était rendue à Armentières chez Beck Crespel afin d’illustrer un sujet sur le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). « Nous nous sommes posé des questions sur le sort qui est réservé aux patronnes et patrons de PME, indique le journaliste Gilles Bouleau. Est-ce qu’on peut diriger aujourd’hui sereinement une PME ? Est-ce que le CICE et le pacte de responsabilité ont changé ou pas le sort des entrepreneurs en France ? »

La traduction de ces interrogations sur le plateau de TF1 : un réquisitoire mené par Karine Charbonnier contre les obstacles à la compétitivité que subissent les entreprises françaises. Les grands architectes, selon elle, de cet « immense gâchis » : l’État et les syndicats. Une véritable leçon télévisée de néolibéralisme.

« Si les entreprises n’embauchent pas assez c’est parce qu’elles ne sont pas assez compétitives », assène la directrice générale de Beck Crespel. Si elle déménageait son site d’Armentières en Angleterre ou en Allemagne, l’économie annuelle pour l’entreprise en charges et en taxes serait de 3 millions d’euros. « Les Français qui déménageraient avec nous auraient aussi un gain très significatif sur leur salaire net, poursuit-elle. L’une des choses qui expliquent que les cotisations sociales sont si importantes, c’est qu’il y a des politiques nationales qui pèsent sur les entreprises et les salariés : la politique familiale, d’une certaine manière la politique culturelle avec le chômage des intermittents, l’abondement à la CMU. Est-ce que vous seriez prêt à reprendre sur le budget de la nation ces budgets ? », demande-t-elle, les yeux dans les yeux, à François Hollande.

La stratégie du choc

Autre fléau français : le paritarisme. « C’est lui qui nous a mis dans le mur. […] Nous avons 5 millions de chômeurs, la maison brûle, il faut rénover les choses […] et ce n’est pas avec des syndicats qui datent de la Seconde Guerre mondiale, qui ont des problèmes de légitimité, qu’on va réformer les choses […]. » Sur le plateau, personne ne lui fait remarquer que son entreprise est un groupe familial créé… en 1915 dont elle n’a fait qu’hériter.

« Si on veut simplifier la France, il faut réformer le dialogue social […] en réformant les élections au premier tour des délégués du personnel. » Visiblement, Mme Charbonnier veut rester maître chez elle.

Sans surprise, elle souhaite en outre donner plus de pouvoir aux accords d’entreprise. Quant au choc de simplification, il se traduit par un « choc de complexification ». En cause, le compte personnel de pénibilité, la base de données unique des entreprises et la loi Hamon. Même le pacte de responsabilité ne trouve pas grâce à ses yeux car demander des contreparties aux entrepreneurs est irréaliste à ses yeux. Et vlan !

Une étoile est née

Médias : Elle va pouvoir continuer à « refaire le monde », à la radio
La prestation de Karine Charbonnier le 6 novembre a eu un prolongement inattendu. La directrice générale vient d’être embauchée par RTL. Marc-Olivier Fogiel lui a ouvert les portes de son talk-show « On refait le monde ». Elle partage depuis le 1er décembre le micro avec l’éditorialiste Alain Duhamel, le bâtonnier de Paris Pierre-Olivier Sur et Laurence Parisot. Même l’ex-patronne du Medef a trouvé caricaturales les déclarations de Karine Charbonnier sur les syndicats et leur manque de légitimité.

Interrogée en coulisses par TF1, Karine Charbonnier souligne le plus sérieusement du monde, à l’issue du débat : « Je ne fais pas de politique, je suis chef d’entreprise. » Comme si détricoter toute la protection sociale, transférer vers l’impôt les charges des entreprises et réformer le paritarisme, ce n’était pas faire de la politique, mais juste appliquer « un bon sens » entrepreneurial à l’ensemble de la société française.

Lorsque la patronne regagne son hôtel à 1 h 30 du matin, i>Télé est là. Le lendemain, à l’aube, un taxi passe la prendre. Direction les studios de RTL où Yves Calvi l’a invitée. Puis c’est au tour de M6 et de BFMTV, qui ont fait le déplacement jusqu’à Armentières. Une étoile est née.

Manu Rocamora ne décolère pas. Responsable de l’union locale FO d’Armentières, qui regroupe vingt-huit sections syndicales, il n’a pas du tout apprécié l’intervention télévisée de Karine Charbonnier. Il raconte que les salariés de l’entreprise s’étaient postés devant leur écran, prévenus dans l’après-midi que leur directrice générale allait interroger le président. « Elle nous a soutenu qu’on avait mal interprété ce qu’elle avait dit au président sur les syndicats. Elle nous a attaqués publiquement, nous devons réagir publiquement. » Des tracts ont donc été distribués aux quatre entrées de l’usine. Manu Rocamora connaît bien l’entreprise Beck Crespel. Entré à 16 ans en tant que tourneur, il y a pointé quinze ans durant, entre 1974 et 1988. Il résume le discours de Karine Charbonnier : « Elle veut payer les salariés au ras des pâquerettes, avoir un minimum de charges et ne pas avoir de syndicats qui demandent des augmentations de salaire. »

Prime à la tête du client

Quelques jours après l’émission, les militants FO d’Armentières ont signifié par un tract leur désaccord avec les propos de Mme Charbonnier.

En février 2014, l’usine Beck d’Armentières a été secouée par deux débrayages organisés par FO et la CGT. 70 % du personnel a participé au mouvement alors que les syndicats étaient en pleine négociation salariale. Le point d’achoppement : la direction proposait une augmentation individuelle selon les performances des salariés. « L’encadrement de l’entreprise pense qu’il vaut mieux individualiser la hausse des salaires, avait alors argumenté la patronne de Beck. Pour encourager certaines personnes, faire passer des messages. » Une proposition inacceptable pour les délégués qui ont toujours négocié une hausse générale des salaires calculée en fonction de l’inflation, qui s’élevait alors à 0,6 %. Quels critères allaient être retenus par la direction ? « On ne sait pas, peut-être à la tête du client… »

« Il y a un malaise chez Beck, poursuit Manu Rocamora. Nous y avons recensé des cas de dépression. » Les ateliers sont actuellement en plein réaménagement. Les machines ont changé de place sans que l’avis des personnes travaillant dessus n’ait été écouté. Les ouvriers ont tout découvert leur nouvel emplacement en rentrant de vacances. Les délégués syndicaux ont interrogé en vain Mme Charbonnier sur ce manque de concertation.

Quant à la question d’une délocalisation en Allemagne ou au Royaume-Uni pouvant faire économiser 3 millions d’euros par an à l’entreprise, Manuel Rocamora la prend comme une menace. « Ils ont ouvert une co-entreprise en Chine, ils n’y sont pas allés pour rien. »

De son côté, Gabriel Courcier, délégué syndical Force Ouvrière depuis quatre ans chez Beck Crespel, regrette que le dialogue social dans l’entreprise « ne soit pas au top ». Le débrayage de février 2014 en est une illustration. « Tout le monde restait campé sur ses positions, se souvient-il. Même pour négocier 0,6 % d’augmentation, il a fallu débrayer pour obtenir gain de cause. »

L’entreprise est secouée par une multitude de conflits qui peuvent aller de la question des salaires jusqu’à celle du nettoyage des toilettes. « Nous avons à peu près une discussion houleuse par semaine. Quand un salarié a le moindre souci, il s’adresse au délégué plutôt qu’à son supérieur ou au comptable. Nous nous occupons d’une multitude de problèmes qu’on ne devrait pas traiter. Malheureusement, quand c’est le supérieur hiérarchique qui est sollicité la réponse n’arrive pas forcément, alors que quand nous nous en occupons le problème est réglé dans la journée. »

Une entreprise en crise ?

Pour cet agent de maîtrise de 29 ans, la fermeture du site d’Armentières n’est pas d’actualité dans un avenir proche. Karine Charbonnier et son mari Hugues Charbonnier tiennent à l’image d’une entreprise familiale implantée depuis quatre-vingt-dix ans. Mais « dans dix ans, tempère Gabriel Courcier, est-ce qu’on sera toujours présents, je ne peux pas le garantir ».

En 2008, quand la crise est arrivée, le carnet de commandes a fondu. Il a fallu tailler dans les effectifs. Si Hugues Charbonnier affirme n’avoir effectué aucun licenciement sur le site d’Armentières, une trentaine de contrats à durée déterminée et d’intérim n’ont pas été renouvelés. La charge de travail a été reportée sur les salariés en CDI. La masse salariale est alors passée de 11,428 millions d’euros en 2008 à 9,952 millions en 2010. Une économie d’environ 1,5 million d’euros.

Pourtant, Beck Crespel ne subit pas la crise de plein fouet, contrairement à ce que suggérait TF1 par son choix de quatre Français « qui incarnent chacun les grandes questions liées à la crise ». Depuis 2010, le chiffre d’affaires de l’entreprise est en constante augmentation : 31,497 millions d’euros en 2010, 36,743 millions d’euros en 2011 et 41,729 millions d’euros en 2012. « Le chiffre d’affaires augmente, confirme Gabriel Courcier. Mais beaucoup d’investissements sont faits et des machines à plus d’un million d’euros pièce ont été achetées. »

Si la direction investit dans de nouveaux équipements et ne laisse pas le site à l’abandon, ça coince au niveau des salaires. « Ce qu’on peut regretter, souligne Gabriel Courcier, c’est qu’aujourd’hui on a des gens qui partent à la retraite après quarante ans de travail avec des petits salaires. » Les rémunérations nettes tournent autour de 1 200 à 1 500 euros en moyenne. Sommes auxquelles il faut ajouter un 13e mois et une prime de participation qui oscille entre un demi-mois et un mois net. « La prime de participation pourrait être plus importante. Les salariés de Beck Technologies, dans les Vosges, ont une participation située entre un et deux mois de salaire. »

Une autre solution pour augmenter les salaires : partir en Angleterre ou en Allemagne, comme l’a suggéré Karine Charbonnier lors du débat télévisé. Mais les rémunérations sont-elles vraiment plus élevées dans ces deux pays ? Nul ne le sait dans les ateliers d’Armentières, la direction n’ayant pas communiqué les chiffres. 

Nadia Djabali Journaliste à L’inFO militante