Ires : 40 ans de recherche au service du monde du travail

InFO militante par L’inFO militante, Thierry Bouvines

40 ans de l’Ires.Table ronde syndicale autour des Secrétaires généraux et Présidents des organisations syndicales fondatrices de l’Ires : Frédéric Souillot (FO), Laurent Berger (CFDT), Philippe Martinez (CGT), François Hommeril (CFE-CGC), Cyril Chabanier (CFTC) et Frédéric Marchand (Unsa Education)

Réunis à l’occasion des 40 ans de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), syndicalistes et chercheurs ont débattu de l’usage de la recherche par le mouvement syndical dans un monde du travail en mutation. Ils ont saisi cette occasion pour interpeller l’État sur la faiblesse des moyens dédiés à l’institut.

L’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) a fêté ses 40 ans, le 13 décembre 2022, au Conseil économique, social et environnemental (CESE), à Paris. A cette occasion, les chercheurs et les syndicats fondateurs de l’institut —dont Force ouvrière, représenté par Frédéric Souillot, son secrétaire général— ont débattu des enjeux de la recherche pour le mouvement syndical. Comment les chercheurs —ceux de l’Ires mais pas seulement— renseignent-ils les syndicats sur le monde du travail ? Comment les syndicats utilisent-ils les travaux de l’Ires et comment veulent-ils améliorer leur outil ?

L’Ires est en effet l’outil des syndicats, créé en 1982 dans le but de répondre aux besoins en recherches économiques et sociales exprimés par les organisations syndicales représentatives. Financé par des fonds publics et des mises à disposition de fonctionnaires, administré par des syndicalistes, des représentants du gouvernement et des personnalités scientifiques, l’Ires produit des recherches à la demande des syndicats et à l’initiative de ses chercheurs. Ces derniers n’ont ni la prétention d’éclairer la classe ouvrière ni de donner des fondements théoriques à ses discours, rappelle Jacques Freysinet, économiste à l’Ires. L’articulation entre le syndicalisme et la recherche se situe ailleurs.

Retour sur 40 ans de démocratie sociale

La recherche historique sert notamment à séquencer les mutations intervenues dans le monde du travail. Annette Jobert, chercheuse au CNRS, pose ainsi une chronologie de 40 ans de démocratie sociale. De la première époque, celle des réformes institutionnelles des années 1980, et des lois Auroux instituant les négociations annuelles obligatoires sur les salaires. A celle, entre 1997 et 2000, de la régulation du temps de travail par l’État et les entreprises, lorsque les lois Aubry confient la réduction du temps de travail à la négociation. Puis, poursuit-elle, vient la période 2007-2008 avec la clarification des compétences de l’État et de la négociation, formalisée dans l’article 1 du code du travail, qui impose au gouvernement une concertation préalable avec les syndicats et le patronat avant toute réforme du travail. Et enfin la période récente (2010-2019) au cours de laquelle les institutions représentatives du personnel fusionnent, l’accord d’entreprise devient la source de la norme et les branches s’interrogent sur leur rôle. Annette Jobert soulève trois questions actuelles : Quelle démocratie sociale dans les TPE ? Quel champ pour une négociation collective toujours sous contrainte ? Quelle participation des salariés aux décisions dans l’entreprise ?

La recherche peut aussi interroger l’implication des syndicats dans les politiques publiques. C’est ce que fait Jérôme Gautié, professeur à l’Université Paris 1, sur le champ des politiques de l’emploi et du revenu. Depuis le plan d’aide au retour à l’emploi (PARE) en 2001, l’indemnisation du chômage a quitté la logique assurantielle pour devenir incitative. La réforme actuelle de l’assurance chômage poursuit dans cette direction. Ce changement s’accompagne d’un contrôle des chômeurs et de sanctions en cas de refus d’un emploi raisonnable. Il pose aux syndicats la question du contrôle démocratique —ou syndical— du triptyque indemnisation-accompagnement-contrôle des demandeurs d’emploi, analyse Jérôme Gautié. Par ailleurs, la prime d’activité pour un allocataire du RSA qui reprend un emploi, et son l’obligation de chercher un emploi, brouille les frontières entre indemnisation chômage et revenu de solidarité, explique le chercheur. Enfin la baisse des cotisations sociales sur les bas salaires, objet d’un consensus politique et administratif depuis 30 ans, aboutit à une socialisation du revenu des bas salaires. D’où ces questions, qui intéressent les syndicats : Qu’est-ce que le revenu du travail ? Qu’est-ce que le revenu minimum ? Qu’est-ce que l’indemnisation chômage ?, interroge Jérôme Gautié.

Nous avons besoin d’études non contestables pour faire avancer les débats

La recherche peut aussi questionner l’essence du syndicalisme. Jean-Michel Denis (Université Paris I) rappelle ainsi que la représentation comporte une dimension juridique et sociologique (ressembler à ceux qu’on représente). Ce qui pour lui conduit à poser la question de la la capacité du syndicalisme actuel à assumer ces deux dimensions. Pour lui, la représentation élective est une spirale mortifère de concurrence entre syndicats. Il les invite à refuser cette assignation et à reconquérir leur autonomie, qu’il semble situer dans un syndicalisme initial, né d’une critique de la représentation politique et ancré dans une sociologie du groupe.

De son côté, Cristina Nizzoli (Ires) a étudié des actions de syndicats en faveur des travailleurs précaires : aides à domicile, soignants en Ehpad, livreurs de repas. Elle explique que c’est un travail compliqué mais porteur d’un renouveau syndical, titre de son intervention. Face à des collectifs de travail fragmentés, le syndicat est renvoyé à sa mission initiale qui est de permettre aux travailleurs de se rencontrer, explique-t-elle. Le syndicat peut mobiliser des soutiens extérieurs (familles, associations) afin de donner de la visibilité à ses actions. Et en prenant au sérieux la parole des travailleurs précaires, qui ont fait l’expérience du mépris, on ouvre la voie à l’expérience de syndicalisation.

La question de savoir comment les syndicats font usage des recherches de l’Ires a fait l’objet d’une table ronde réunissant les numéros 1 des six syndicats fondateurs de l’institut. FO notamment. Cette présence des différents secrétaires généraux traduit l’importance que revêt l’Ires pour le mouvement syndical.

Ainsi tous les syndicats soulignent l’intérêt de disposer de données et d’analyses issues d’une démarche scientifique. Nous avons besoin d’études non contestables pour faire avancer les débats, explique Frédéric Souillot.

Un outil pour des arguments face aux pouvoirs publics

Par rapport aux autres confédérations, Force ouvrière a la particularité de commander de nombreuses études de portée internationale. Des comparaisons internationales fiables nous donnent des arguments face aux pouvoirs publics, notamment lorsqu’ils veulent engager des réformes au prétexte que cela se passe mieux ailleurs, déclare le secrétaire général de FO. L’organisation est ainsi à l’initiative d’une étude sur La dérégulation du marché européen de l’électricité (Michel Vakaloulis, novembre 2022) et ses effets déstabilisateurs sur le service de l’électricité en France.

Les travaux des chercheurs sont aussi un outil d’anticipation pour les syndicats. Dès 2017, une étude initiée par FO traitait des enjeux géopolitiques, sociaux et environnementaux de la Chine et des terres rares (Ramatoulaye Kasse, avril 2017).

Les études peuvent également servir à la formation des militants. Sur ce point, Frédéric Souillot admet que FO ne partage pas assez les études qu’elle commande. Il est rejoint dans ce constat par plusieurs autres secrétaires généraux. Les syndicats ne sont d’ailleurs pas les seuls à négliger de diffuser les travaux de l’Ires. Un récent audit de l’institut signalait que, même au sein de l’État, qui siège pourtant au conseil d’administration de l’Ires, on ignore parfois jusqu’à l’existence de l’institut. Frédéric Souillot entend faire évoluer les pratiques de FO. Avant, on partageait [les études] avec [les militants] qui les demandaient, à partir de maintenant, nous allons les diffuser lors de tables rondes et via des outils pédagogiques, annonce-t-il. FO créera un « comité de recherche », qui sera chargé de cette tâche. Les travaux sont déjà mis en valeur sur le site Internet de la confédération depuis plusieurs mois : L’Ires, un institut de recherches au service des organisations syndicales.

La demande de davantage de moyens pour l’Ires

Autre axe d’amélioration pour l’Ires : une meilleure coordination de la commande des études, mais pas de mutualisation. Frédéric Souillot rappelle que l’Ires est doté, depuis peu, d’un conseil scientifique qui réalise un prévisionnel des études et vérifie ce qui a déjà été produit. Incidemment, ce recensement justifie les dépenses de l’institut, qui proviennent de fonds publics, explique le secrétaire général de FO.

Mais l’Ires, qui est en effet financé par une subvention publique et des mises à disposition de fonctionnaires, manque de moyens. La valeur de sa subvention a baissé de 20% en 10 ans et le nombre des personnels mis à disposition a lui aussi été réduit. Plusieurs chercheurs partent à la retraite et ne seront pas remplacés.

Cet outil des syndicats risque donc de se dégrader au moment même où ils en ont le plus besoin, ont souligné plusieurs intervenants au long du colloque.

D’où cette demande, plusieurs fois répétée par les numéros 1 des syndicats : l’État, qui regarde peu à la dépense quand il s’agit de cabinets privés, doit augmenter les moyens de l’Ires. La première ministre, Élisabeth Borne, qui devait clore la journée mais s’est fait excuser, n’a pu entendre cette demande. Son représentant dans la salle ne disposait pas quant à lui de mandat pour s’exprimer.

 Voir en ligne  : Etudes des organisations syndicales : CGT-FO

L’inFO militante Le bimensuel de la Confédération

Thierry Bouvines