Jean-Claude Mailly - Bloquer l’Euro 2016 ? « Je n’exclus rien »

Paris Match - Interview par Jean-Claude Mailly

Photographie : F. Blanc / FO Hebdo - CC BY-NC 2.0
Article publié dans l’action Dossier Loi Travail

Paris Match. Alors que la mobilisation gagne les raffineries, les ports, les transports, un compromis est-il encore possible sur la loi El Khomri ?

Jean-Claude Mailly. C’est toujours possible à condition que le gouvernement le veuille. Il y a eu des reculs après les premières mobilisations de mars, mais des problèmes de fond subsistent, notamment le point clef de l’inversion de la hiérarchie des normes en matière de durée du travail, qui modifie la manière dont est organisée la négociation collective. La France est le premier pays au monde pour la couverture conventionnelle des salariés, avec plus de 90% des salariés français couverts par une convention collective. Le rôle de la branche est essentiel, il ne faut pas le passer par-dessus bord. Sinon on accentuera le dumping social. Ainsi, les donneurs d’ordre font régulièrement pression sur les sous-traitants pour qu’ils baissent leur prix : ils leur ont ainsi demandé de répercuter une partie de ce dont elles avaient bénéficié au titre du CICE en baisse de prix. Demain, ce donneur d’ordre pourra exiger des baisses des prix à travers une moindre rémunération des heures supplémentaires. Aujourd’hui, le sous-traitant ne peut pas le faire, parce qu’il doit respecter l’accord de branche. Les pays qui se sont livrés à cela, comme l’Allemagne, font machine arrière et redonnent du pouvoir aux branches. C’est au gouvernement de choisir : soit il reste droit dans ses bottes, soit il se décide à tenir compte de la réalité en ouvrant des discussions. La balle est dans son camp.


François Hollande a affirmé qu’il ne « céderait pas », comment comptez-vous finir ce mouvement ?

Nous ne sommes pas dans l’état d’esprit d’arrêter. Le texte passe au Sénat en juin puis revient à l’Assemblée nationale. Donc nous nous inscrivons, si nécessaire, dans le temps long. Nous avons prévu une journée le 26 mai, nous organisons une consultation des salariés sur leurs lieux de travail et nous avons décidé d’une manifestation nationale à Paris le 14 juin, qui ne sera pas un aboutissement. Le gouvernement connaît les points clefs, soit il modifie le fond du texte, soit il reste dans une logique est, selon moi, davantage politicienne, de candidature ou pas à la présidentielle.


Partagez-vous la ligne jusqu’au-boutiste de la CGT ?

Nous avons incité les syndicats dans les entreprises à organiser des assemblées générales. Ensuite, je soutiens les salariés qui ont choisi la grève. Mais cela ne peut pas être une confédération nationale qui appuie sur un bouton pour mettre en grève des salariés.


Un sondage montre pour la première fois qu’une majorité de Français est favorable à la fin des manifestations. Perdez-vous le soutien de l’opinion publique ?

Le niveau de mobilisation reste élevé. Le 49.3 a mis de l’huile sur le feu. Une majorité de Français reste opposée à la loi Travail. Ce sondage peut s’expliquer par les violences qui pénalisent les manifestations.


Comment avez-vous pu vous faire autant dépasser par les casseurs, qui s’en prennent, fait rare, aux syndicats ?

Nous sommes face à un phénomène nouveau. Des antifas, des autonomes, des Black Blocs utilisent la violence pour la violence. Je n’ai jamais incriminé les forces de l’ordre qui font leur travail et sont mises rudement à contribution avec l’état d’urgence, les manifestations et l’Euro de foot à venir. Nous sommes responsables de la sécurité dans le cortège avons été amenés à fortement renforcer nos services d’ordre, car nous avons eu des blessés. Ces casseurs ont même parfois traité les services d’ordre de collabos, je n’ai jamais vu cela. Quand un mouvement s’en prend aux organisations syndicales, ce n’est jamais un signe de démocratie.


Diriez-vous comme Jean-Luc Mélenchon que les décisions de Valls et de Hollande sont responsables de la violence ?

Le gouvernement est bien gentil d’appeler les uns et les autres à leurs responsabilités, mais c’est lui qui a la première responsabilité, celle d’avoir sorti un projet de loi Travail sans avoir discuté de ses tenants et aboutissants. S’il acceptait de rediscuter, les manifestations s’arrêteraient et le reste avec.
Le gouvernement "a un côté ’amateur’"


Mais il a déjà amendé son projet, à la satisfaction de la CFDT d’ailleurs…

Si le gouvernement ne veut pas déplaire à la CFDT, c’est son problème. Mais c’est une organisation qui ne représente pas 30% des salariés. Il reste braqué, il n’ose même pas prononcer l’expression « hiérarchie des normes », il parle de « décentralisation de la négociation » : il n’a pas le courage de ce qu’il veut imposer. Je crois qu’il a tout raté, qu’il a sous-estimé les réactions et les effets de cette loi. Il y a un côté « amateur ».



Des raffineries sont bloquées, mais le gouvernement assure qu’il n’y a aucun risque de pénurie. Et vous ?

On verra. Aujourd’hui, six sur huit sont à l’arrêt. Il est évident que si cela perdure, il y aura des problèmes.


Le gouvernement a promis aux routiers que le projet de loi ne diminuera pas la rémunération de leurs heures supplémentaires. Est-ce suffisant pour éteindre le mouvement ?

Il reste la question du travail de nuit. Le gouvernement garantira, par décret, les heures supplémentaires aux routiers, qui étaient très concernés puisqu’ils font beaucoup. Mais cela concerne tous les autres salariés.


Envisagez-vous de perturber l’Euro de football ?

Le 14 juin, l’Euro 2016 aura démarré. Nous ne voulons pas perturber particulièrement les matchs, mais ce n’est pas nous qui avons choisi les dates de la compétition et le calendrier du gouvernement. Je n’exclus rien a priori.


L’émergence de mouvements comme Nuit debout, qui sortent du cadre des organisations syndicales et politiques traditionnelles, est-elle un désaveu de votre action ?

Non, Nuit debout est née de la loi Travail, mais c’est autre chose, avec une dimension plus large. Chez Force ouvrière, nous sommes un syndicat, pas un parti. Nuit debout refait le monde, parle de tout, ce n’est pas le rôle du syndicat. Il n’y a pas de jonction.


A propos des salaires faramineux des patrons, Emmanuel Macron a dit que légiférer n’est pas la bonne méthode, alors que le Président et le Premier ministre avaient dit le contraire. Qu’en pensez-vous ?

Ce problème est international, la plupart des présidents de grands groupes ont une part variable de leur rémunération liée aux résultats financiers. Soit on plafonne, soit on utilise la fiscalité, l’arme, selon moi, la plus efficace. Le gouvernement ne l’a pas fait, au contraire : Emmanuel Macron a abaissé la fiscalité sur la distribution d’actions gratuites. Beaucoup, comme le ministre de l’Economie, le Premier ministre et le président de la République, sont davantage dans des logiques politiciennes que dans l’économie réelle. Ils finissent par être hors-sol.


La prochaine séance de négociation d’assurance-chômage a lieu le 30 mai. Vous militez pour un système de bonus-malus pénalisant les entreprises qui abusent des contrats courts. Un accord est-il possible avec un Medef arc-bouté qui a menacé de quitter la table de cette négociation ?

Le Medef s’est radicalisé ces derniers temps. Les banquiers et assureurs ont pris une place importante, et un peu de poujadistes aussi. Le dialogue est très compliqué. Nous défendons ce système de bonus-malus pour parvenir à un changement de comportement. Le contexte de la loi Travail ne favorise pas les discussions. Si nous ne parvenons pas à un accord, et nous en sommes loin aujourd’hui, l’État reprendra la main.


Le président de la République répète que « la France va mieux ». Partagez-vous son enthousiasme ?

Quand je vois la situation sociale, je n’en suis pas convaincu. Des indicateurs macroéconomiques s’améliorent un peu, mais cela reste fragile. Un trimestre ne suffit pas pour juger l’évolution d’une situation. Sur le terrain, les gens ne ressentent pas d’amélioration. « Ça va mieux », cela peut être aussi « Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira »…


Paris Match | Publié le 24/05/2016 à 16h57
Interview Anne-Sophie Lechevallier

 Voir en ligne  : http://www.parismatch.com/Actu/Econ...

Jean-Claude Mailly Ex-Secrétaire général de Force Ouvrière

Dans l’action Dossier Loi Travail