Le management bienveillant, mise à jour 2.0 d’une vieille idée taylorienne

Entretien avec Danièle Linhart par Nadia Djabali

Photographie : F. Blanc (CC BY-NC 2.0)

FO poursuit sa réflexion autour des conséquences sociales des nouveaux modes d’organisation du travail. Nous publions un entretien avec Danièle Linhart, sociologue du travail. Nous l’avons interrogée sur le thème du management bienveillant. Une pratique qui, loin d’être une idée nouvelle, se développe dans le contexte de l’individualisation et de l’intensification du travail.

FO Hebdo : Des directeurs et directrices du bonheur font leur apparition dans les entreprises. Quelles sont les origines du management dit bienveillant ?

Danièle Linhart : L’idée n’est pas nouvelle, elle remonte au début du XXe siècle aux États-Unis. Une équipe de chercheurs autour du psychologue et sociologue Elton Mayo a conduit une enquête dans l’usine d’électricité Hawthorne, près de Chicago, au moment du développement du taylorisme. La direction avait peur que les conditions de travail taylorienne démotivent les ouvriers et les ouvrières et fassent baisser la productivité. Les chercheurs ont donc essayé de comprendre comment jouer sur leur motivation. Ils ont changé le cadre en repeignant les ateliers, en mettant plus de lumière et à chaque fois qu’ils faisaient cela, les ouvrières étaient extrêmement heureuses et la productivité augmentait. Ils ont réalisé un certain nombre d’aménagements jusqu’à ce qu’un des chercheurs suggère : essayons de voir ce qu’il se passe si on revient en arrière. Ils ont donc enlevé la lumière et repeint une nouvelle fois les murs, les ouvrières étaient très contentes quand même. Ils se sont rendu compte que peu importaient les changements réels, l’important c’était le sentiment des ouvrières que la direction s’occupait d’elles.
Les chercheurs en ont conclu que montrer que l’on prend à cœur le bien-être des ouvriers et des ouvrières a un effet important sur la motivation, et donc sur la productivité. La bienveillance à l’égard des salariés dans le management n’est pas une idée tout à fait nouvelle, elle est concomitante au taylorisme. Aujourd’hui, les mots sont nouveaux. On parle de bonheur, de bienveillance, de côté ludique dans l’entreprise mais l’idée est la même qu’au début du XXe siècle avec Ford et Taylor.

Le taylorisme ne tient pas compte des sentiments des salariés ?

L’idée de base du taylorisme, c’est de concevoir une organisation du travail uniforme qui ne dépende pas de l’implication ou de l’état d’esprit des salariés. Il faut que le patron soit sûr qu’il aura l’organisation du travail la plus rentable, que la productivité soit garantie et que cela soit inscrit dans l’organisation même du travail. D’où cette idée au cœur du taylorisme et du fordisme : le savoir c’est le pouvoir. Et si le savoir reste dans les ateliers chez les ouvriers, ces derniers travailleront comme ils le souhaitent, c’est-à-dire en fonction de leurs propres valeurs et besoins ; par exemple ne pas risquer des accidents, ne pas trop travailler par rapport au salaire que l’on touche. De cela, le taylorisme n’en veut pas.
Autre idée importante : il faut parvenir à légitimer ce mode de travail en argumentant sur le fait que faire travailler les ouvriers de la façon la plus productive possible est bon pour la nation américaine, pour qu’elle puisse se développer et prospérer. Au nom d’un intérêt supérieur, il faut enlever le savoir aux ouvriers et le donner au patron, qui va utiliser la science pour définir la meilleure manière de produire. Il s’agit d’un rapt du savoir et donc du pouvoir des ouvriers en faveur du patron.
Le taylorisme a ainsi éclaté les métiers en tâches élémentaires avec des prescriptions pour contraindre les ouvriers à travailler comme le patron le souhaitait, en permanence au rythme le plus soutenu. Mais très vite, les directions des entreprises se sont rendu compte que la souffrance des ouvriers pouvait avoir des incidences sur la productivité. Il fallait donc trouver des moyens de stimuler la motivation. Taylor en avait prévu : une augmentation proportionnelle des rémunérations des ouvriers associée à des aménagements ergonomiques pour qu’ils ne se cassent pas trop au travail. Mais ces moyens ne suffisant toujours pas, il a fallu jouer sur leur moral et, pour qu’ils adhèrent, qu’ils se sentent plus heureux, que cela leur donne du tonus et de l’efficacité, il fallait leur donner des satisfactions autres que celle du gain.

À partir de quel moment les salariés ont-ils demandé des comptes sur l’organisation du travail ?

En France, les ouvriers ont signifié en 1968 qu’ils ne voulaient plus de ce travail qui les dépossédaient de toute initiative. Ils voulaient de la dignité, de la reconnaissance, plus d’autonomie, et un travail dans lequel se réaliser. Traumatisé par 1968, le CNPF a réuni des groupes de travail pour trouver des solutions au fait que la classe ouvrière ne voulait plus de ces conditions tayloriennes.
Auparavant, même s’il y avait une conflictualité très forte entre le patronat et les organisations syndicales, ces dernières critiquaient très rarement l’organisation du travail, notamment parce qu’elles ne voulaient pas collaborer avec le patronat pour l’aider à exploiter les ouvriers. Lorsqu’il y avait des dégradations dans les conditions de travail, les syndicats revendiquaient des dédommagements sous forme de prime (de toxicité, d’insalubrité, de travail de nuit, de travail en équipe) sans remettre en cause l’organisation du travail. Le patronat avait donc les mains libres pour organiser et réorganiser en permanence le travail de la façon la plus productive. Cela débouchait sur des augmentations de salaire qui épongeaient l’abondance de produits réalisés grâce à l’augmentation de la productivité. Tout cela marchait très bien jusqu’à ce que les salariés disent qu’ils ne voulaient plus perdre leur vie à la gagner.

Quelle réponse a été donnée à cette aspiration ?

En 1974, le patronat lors d’assises à Marseille a présenté sa solution : l’individualisation systématique de la gestion des salariés. C’est là-dessus que repose tout le modèle managérial actuel. Cette individualisation a été présentée comme un moyen de répondre aux aspirations légitimes qui s’étaient manifestées en 1968.
Par la suite, ont été mis en place toute une série de dispositifs pour individualiser et personnaliser la relation de chacun, comme les horaires variables. Qui peut être contre les horaires variables ? mais cela a impliqué que les salariés n’embauchaient plus ensemble, ne prenaient plus leur pause ensemble, ne déjeunaient plus ensemble. Donc les collectifs de travail, là où vivaient les valeurs ouvrières, syndicales, contestataires, ont commencé à se défaire.
Ensuite il y a eu les primes individuelles. L’argument proposé par le patronat : Il faut qu’on puisse reconnaître différemment la qualité de l’engagement des uns et des autres. Puisque vous voulez être reconnus, on ne peut pas donner les mêmes primes à tout le monde.. Cela a impliqué la mise en concurrence des salariés entre eux.
L’introduction de la polyvalence et de la variété des tâches, a impliqué que les salariés n’étaient plus installés ensemble, côte à côte en atelier. Cela a également contribué à défaire les collectifs.
Puis est arrivé l’entretien individuel avec le n+1 où chaque salarié, y compris sur les chaînes de montage, a des objectifs personnels. Après la personnalisation, rapidement est arrivée une psychologisation de la relation de chacun avec son travail et même une narcissisation.
L’individualisation a été justifiée par le désir des directions d’accompagner et récompenser les qualités personnelles, la qualité de l’engagement des salariés, leur bonne volonté et leurs efforts. Toujours avec cette idée de sortir le salarié de sa « zone de confort » et « de le faire grandir ».
Toute cette psychologisation, narcissisation, manipulation bienveillante des salariés est une tendance qui s’inscrit dans une réalité organisationnelle où l’on reste dans la continuité taylorienne relookée. Maintenant, le cœur du modèle, c’est de demander à chaque salarié d’être un petit bureau des temps et des méthodes à lui tout seul et de s’appliquer à lui-même en permanence la philosophie taylorienne d’économie des temps et des coûts. Chacun doit veiller à faire l’usage de lui-même le plus productif et le plus rentable du point de vue des critères de son entreprise. C’est ça le nouvel esprit du capitalisme : chacun doit être le relai de la pensée taylorienne pour son usage personnel. Cela s’appelle le lean management. Faire plus avec moins : économie des temps, des effectifs, des budgets, des matières premières.
On est dans une individualisation, une personnalisation, il faut faire l’usage de soi-même de la manière la plus rentable mais en utilisant des procédures et des protocoles et des méthodologies mis au point par des grands cabinets internationaux de consultants.

Ces protocoles et méthodologies font-ils bon ménage avec les connaissances et l’expérience des salariés ?

Ces procédures doivent être en permanence ajustées à des situations de travail très particulières et fluctuantes et très personnalisées. Ça, c’est le cœur du taylorisme. La psychologie ne garantissant pas à elle seule l’emprise, il faut recourir à une attaque en règle des savoirs. Car les savoirs, l’expérience, les métiers sont des ressources qui permettent aux salariés de résister aux formes d’organisations qu’on veut leur imposer. Cette attaque s’effectue par le biais du changement permanent qui met en obsolescence cette expérience. On restructure les départements, les services, on recompose les métiers, on change les logiciels, on crée de la mobilité systématique, on externalise, on ré-internalise, on déménage, on réemménage. Tout ceci pour rendre l’expérience obsolète. Si on vous change tout, tout le temps, vous ne pouvez pas vous prévaloir de vos connaissances en disant moi je sais comment il faut faire, vous ne pouvez pas me faire faire n’importe quoi.
Le monde change effectivement, mais les dirigeants en remettent une couche pour déposséder les salariés de leur légitimité à contester quoi que ce soit en raison de leur expérience. Il y a toujours eu cette volonté pour les directions de concentrer les connaissances, les savoirs, l’expertise. Aujourd’hui, on ne demande pas tellement de savoirs et de savoir-faire aux salariés mais de savoir-être. On leur demande de s’adapter, de comprendre ce qu’on veut d’eux, d’être réactifs. Le message est : Le savoir, c’est nous qui vous le donnons, à vous de montrer que vous êtes intelligent, opérationnel et que vous savez comment faire pour ajuster les situations. C’est d’ailleurs pour cela que les CHSCT sont attaqués. Ces instances constituent des savoirs experts sur l’organisation du travail.

Quels sont les effets de ces bouleversements permanents de repères ?

Les salariés sont transformés en apprentis à vie. À chaque fois ils doivent reconstituer, avec un effort énorme, une petite maîtrise de leur environnement et du contenu du travail pour se sentir un peu à l’aise. Dès que ce confort est atteint, de nouveaux changements interviennent.
Le burn-out provient de cet effort à recréer sans cesse des conditions pour pouvoir maîtriser son travail. Tel Sisyphe poussant son rocher, il faut recommencer sans cesse. À cet effort, s’ajoute la détérioration de l’image de soi, et une perte de confiance en soi puisqu’on n’a plus de recul, plus d’expérience, plus de collègues sur lesquels s’appuyer. On vit dans l’anxiété.

La bienveillance vient donc limiter les effets destructeurs de ce modèle…

Les directions d’entreprise ne sont pas idiotes. Elles voient bien les risques psycho-sociaux, le mal-être, le burn-out, suicides, addictions aux substances illicites. Elles vont soutenir leurs salariés pour qu’ils puissent affronter tout cela de façon paisible, sans esprit de contestation et sans tomber malade trop souvent. Tout cela passe par du yoga, de la conciergerie, méditation, massage, numéro vert de psy, expression par le théâtre, séances de rire. Des chief hapiness officers sont embauchés, on les appelle les DRH de la bienveillance et du bonheur ; DRH pour Directions qui Rendent Heureux.
La question est la même que lorsque les salaires sont augmentés alors que les salariés espèrent autre chose. Ils apprécient d’avoir plus d’argent mais cela ne règle pas la question. Ils apprécient qu’on dise qu’on s’occupe d’eux, qu’on leur propose des massages et du yoga, des salles de détente et des conciergeries mais cela ne règle pas le problème fondamental qui est celui du mal-être, du burn-out, du suicide.
Parce que le problème fondamental, c’est celui de la réalité de leur travail, de ce qu’on les oblige à faire, sans les prendre en considération en tant que professionnels, compétents et désireux de bien faire un travail qui ait du sens. Le problème fondamental est donc celui du lien de subordination inscrit au cœur du contrat salarial. Les salariés sont obligés de faire tout ce qu’on leur dit de faire.
Sur l’affaire Lactalis, je me demande qui savait quoi et quelle douleur cela doit être de savoir et d’être obligé de le cacher alors que ce sont des bébés qui boivent ça. Autre exemple mais moins grave : l’affaire des lasagnes à la viande de cheval. Les salariés qui travaillent dans le bœuf et le porc depuis des dizaines d’années ont bien dû voir qu’il ne s’agissait pas de la même viande. Même chose pour ceux qui conçoivent et installent les logiciels qui déjouent les contrôles sur la pollution. C’est la subordination qui fait que des salariés sont engagés là-dedans et cela crée des conflits éthiques monumentaux. La direction peut leur proposer de payer le psy ou des massages, mais cela ne règle pas le problème.

La souffrance est effectivement vécue de plus en plus personnellement

Le rapport de subordination est devenu de plus en plus personnalisé et par conséquent de plus en plus douloureux à vivre. Auparavant, lorsque les salariés souffraient, ils disaient que c’était à cause du patron qui voulait s’en mettre plein les poches. Aujourd’hui, ils se disent Je ne suis peut-être pas au niveau, Je ne suis peut-être pas à la hauteur, Je souffre parce que je ne suis pas bon. Le rapport de subordination est subi personnellement. Le pire, c’est quand un salarié s’entend dire par ses supérieurs hiérarchiques qu’il les a déçus.
Du coup, les salariés ont besoin de cette énorme « doudounerie » qui consiste à dire mais non, on t’aime, on va t’aider. Si tu en as plein le dos, on te masse. Si tu en as plein la tête, c’est le psy. On s’occupe de tout. Mais Ford s’occupait de tout également. À l’époque les journalistes parlaient de la « fordite » qui était une maladie dont les symptômes étaient le mal de ventre, un sommeil agité. Les femmes se plaignaient de ne plus pouvoir faire de bébés parce que leurs maris arrivaient épuisés à la maison. Aujourd’hui, on appellerait cela le stress. Ford a augmenté les salaires mais a mis en place un corps d’inspecteurs qui allaient vérifier dans le domicile privé si le mode de vie des salariés était en phase avec les efforts qu’ils devaient fournir. Il demandait que les salariés soient mariés parce que cela évitait aux ouvriers de courir les filles et de boire jusqu’à pas d’heure. Il donnait également des conseils diététiques et proposait des menus pour tous les jours de la semaine. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Il y a des DRH qui donnent des bracelets magnétiques à leurs salariés pour qu’ils calculent leur nombre d’heures de sommeil. Des salariés ont des marcheurs placés devant leur ordinateur.

Qu’attendez-vous d’une réflexion collective sur la question de la subordination ?

En ce moment, la critique collective du modèle capitaliste a du mal à être opératoire. Je pense que la question de la subordination est un bon moyen de redynamiser cette critique.
Mais à chaque fois que j’en parle, les juristes me disent arrête, c’est grâce à la subordination que les salariés ont des droits. Ils m’expliquent que c’est parce que l’employeur vous subordonne qu’il est obligé de compenser avec des garanties, des droits et des protections. Les inspecteurs du travail également explique que leur corps existe parce qu’il y a la subordination.
Je pense que l’on peut s’engager dans le travail en se débarrassant de ce lien archaïque de subordination. On peut mettre son temps, son énergie, ses capacités au service du travail sans être sous tutelle, mais cela implique que l’on soit associé à la définition de ses missions et des moyens nécessaires pour y parvenir. C’est parce que vous travaillez que vous avez le droit d’être protégé, pas parce que vous êtes subordonné.
En devenant le Medef en 1999, le CNPF, c’est-à-dire le patronat est devenu les entreprises. Et c’est passé comme une lettre à la Poste. Lorsque Pierre Gattaz dit qu’il faut libérer les entreprises, cela signifie qu’il faut libérer le patronat d’un Code du travail obèse, des inspecteurs du travail, de la médecine du travail, etc.
Pourtant, l’entreprise est une entité qui n’appartient pas qu’aux directions. Il y a des salariés et des directions. Et l’ensemble représente une instance qui est responsable de tous. Et c’est cette instance qui doit rendre des comptes.
Il faut reconstruire une idéologie qui considère que ce n’est pas normal d’être subordonné. Cela aboutit à la souffrance des salariés, à leurrer le consommateur, à détruire la planète. Il est anormal que les meilleurs médecins soient soumis à leur directeur d’hôpital qui leur dit qu’un entretien avec un schizophrène doit durer 12 minutes et pas plus. Ou que l’on dise à un excellent ouvrier que la maintenance doit s’effectuer en douze heures et pas en vingt.
J’ai participé à une réunion d’un think tank où étaient invités les n°2 et 3 de grandes entreprises publiques. Un des participants qui travaillait à la SNCF depuis peu disait ah, moi mon grand drame, c’est que n’importe quel cheminot, sous prétexte qu’il est là depuis 15, 20, 30 ans, est persuadé qu’il en sait plus que moi qui suis conseillé par les meilleurs cabinets internationaux. Et les autres se sont exclamés : ah bah, chez nous, c’est pareil. On peut avoir besoin de chef pour organiser, coordonner, synchroniser. Mais pourquoi est-on subordonné, si on connaît mieux le métier que son chef ? Vous devez obéissance à un jeune chef qui sort d’une école alors que vous avez plus de vingt ans d’ancienneté et que vous connaissez le boulot.
Le droit du travail est entrain de changer, il est question d’introduire des CDI à durée déterminée, de changer le contrat de travail. Alors pourquoi n’aborderait-on pas cette question de la subordination. Ce thème me semble être une bonne entrée pour reconstruire un débat.

Nadia Djabali Journaliste à L’inFO militante