Les bolcheviks contre les syndicats

Histoire par Christophe Chiclet

Plaque de la charte d’Amiens signée le 13 octobre 1906, à l’entrée de l’école primaire « Noyon » par la Rue Rigollot à Amiens. Thierry80 [CC BY-SA 3.0]

Pour les marxistes, le syndicat ne doit être que la courroie de transmission du parti au sein du monde ouvrier. Sociaux-démocrates en Allemagne et au Royaume Uni, staliniens en URSS, les deux en France.

Au deuxième congrès de la Première Internationale à Genève en 1866, les deux tendances, marxiste et anarchiste, s’entendent pour déclarer que les syndicats sont le centre de l’organisation de la démocratie. Mais rapidement sous l’influence des marxistes allemands, l’indépendance des syndicats va être déniée. La déclaration n°2 du Congrès socialiste de Gotha en 1875 est limpide : Obligation morale pour les ouvriers de s’affilier au Parti socialiste. Pour le grand historien du syndicalisme Georges Lefranc : Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que les leaders socialistes considèrent avec quelque mépris l’activité syndicale [1]. L’idéologue allemand Karl Kautsky s’en méfie carrément. Chez les marxistes, au mieux, il existe une sorte de division du travail : aux partis le politique, aux syndicats l’économique. Pour eux, les syndicats ne sont qu’un moyen d’agitation capable de hâter l’éveil de la conscience de classe et doivent être subordonnés étroitement au Parti. Vers 1880, sous l’influence de Jules Guesde (1845-1922) et son Parti ouvrier français, les marxistes veulent que le syndicalisme français suive le même chemin que l’allemand, totalement inféodé au SPD. À tel point d’ailleurs que lorsqu’il y a des luttes de tendance dans le parti, on voit apparaître la même chose dans le syndicat qui n’en sort qu’affaibli.

Cette volonté hégémonique est stoppée grâce à l’influence des syndicalistes révolutionnaires, anarcho-syndicalistes. Comme les marxistes, ils critiquent le capitalisme, mais y ajoutent une critique de l’État qui pour eux ne peut pas être l’instrument de la libération sociale. Inutile donc d’en prendre le contrôle, il faut le détruire.

Pour Fernand Pelloutier, l’un des grands leaders de la jeune CGT : L’État n’a pour raison d’être que la sauvegarde d’intérêts politiques, superflus ou nuisibles. Pour Émile Pouget, le véritable « parti du travail », c’est la CGT.

L’URSS FOSSOYEUR DU SYNDICALISME LIBRE

En France, grâce à la charte d’Amiens de 1906, dont FO est l’héritière, la CGT échappe pour un temps à la main mise de la SFIO et PCF. Il n’en sera pas de même en Russie. Avec la révolution de février 1917, ce sont les soviets qui sont en pointe et très peu sont dirigés par des militants bolcheviks. « Soviet » en langue russe se traduit par « Conseil », une forme de syndicat de base. Lénine ne dédaigne pas les syndicats. Il veut y faire pénétrer l’idéologie marxiste puis les bolcheviser. En revanche « l’Opposition ouvrière » avec Chliapnikov et Kolontaï souhaitent que les soviets gardent et accroissent leur pouvoir sur les entreprises expropriées. En revanche Zinoviev et Trotsky veulent étatiser les syndicats. Ironie de l’histoire, c’est Staline, l’ennemi juré et l’assassin de ce dernier qui va s’en charger, au prix du sang. Dès 1921, à la sortie de la guerre civile, les soviets perdent leur pouvoir. Avec l’instauration de la NEP (Nouvelle économie politique), 1921-1928, les syndicats cessent de jouer un rôle dirigeant dans les entreprises et la grève va être déclarée nuisible aux intérêts généraux du pays et de la classe ouvrière. Sous Staline, les syndicalistes de tous bords finissent au goulag ou devant un peloton de la tchéka. Au XVIe congrès du PC de l’Union soviétique en 1930 ce sont les syndicats officiels qui sont chargés d’organiser l’exploitation des travailleurs : augmentation des cadences et des rendements, « stakhanovisme », discipline militaire. Désormais le syndicat est une courroie de transmission du haut vers le bas, imposant les mots d’ordre et les directives du pouvoir à la masse des travailleurs. La dernière grande grève ouvrière sera durement réprimée en 1926.

Moscou va imposer cette disparition du syndicalisme libre à l’ensemble de l’Europe de l’Est dès 1946-47. Mais c’est justement du syndicalisme que va renaître l’opposition la plus tenace à l’oppression communiste, timidement à la fin des années 70, avec force au début des années 80, avec en particulier les travailleurs polonais et Solidarnosc. Etouffé dans les années 20, c’est quelque part « l’esprit de la charte d’Amiens » qui va saper l’Empire soviétique dans ses fondations, le faire vaciller jusqu’à son effondrement entre 1989 et 1991.

Christophe Chiclet Journaliste à L’inFO militante

Notes

[1Georges Lefranc : Le syndicalisme dans le monde, PUF, Que sais-je ? n° 356, 9° ed., 1975, p.17.