Les six fantasmes du Medef

Décryptage par Côme Barbotin

Avec les «  armes  » des syndicats de salariés (défilé, banderoles et pancartes), patrons et artisans manifestaient à Toulouse le 1er décembre. © Lydie LECARPENTIER / REA

En septembre, l’organisation patronale a publié des « propositions » qui permettraient, selon elle, de créer 1 million d’emplois. Problème : ses solutions s’appuient souvent sur des estimations à la louche, des extrapolations fantaisistes, voire de pures contre-vérités. Mais cela n’empêche pas les dirigeants du Medef de répéter de média en média la même vulgate ultralibérale.

1. Supprimer deux jours fériés ferait gagner un point de PIB et 100 000 emplois

C’est l’une des marottes du Medef : les Français ne travaillent pas. Plus exactement, la durée de travail en France serait l’une des plus faibles d’Europe. Dans l’œil du cyclone patronal, les onze jours fériés observés en France, « un frein à la croissance et à l’emploi » qui « accroît la pression sur la productivité horaire ». Pour le Medef, la solution est simple : « Supprimer deux jours fériés par an permettrait d’allonger la durée annuelle travaillée de 1,2 jour, ce qui représente environ 0,9 % de PIB. Or, on estime que 1 % de PIB supplé­mentaire permet de générer 100 000 emplois supplémentaires. »

L’ennui, c’est que le calcul du Medef n’est pas seulement ultra-simpliste : il est tout simplement à côté de la plaque. L’impact des jours fériés sur le travail et la croissance est étudié depuis longtemps par l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques). Dans de nombreuses études récentes, l’institut a ainsi établi qu’un jour ouvré de plus ou de moins n’avait pas un grand impact sur le PIB. Supprimer deux jours fériés ferait gagner un point de PIB ? L’estimation du Medef est largement exagérée. L’Insee prend l’exemple de l’année 2016, qui sera particulière sur plusieurs points : année bissextile, donc comportant un jour de plus au calendrier, et trois jours fériés qui tombent des dimanches. Impact sur le PIB ? À peine + 0,11 point. L’Insee précise qu’il s’agit d’une estimation. En réalité, l’impact est compris entre... + 0,04 et + 0,17 point. À des années-lumière, donc, du point de PIB promis par le Medef.

La suite du raisonnement du syndicat patronal tombe dès lors totalement à plat. Le lien de cause à effet entre hausse du PIB et création d’emplois reste de toute façon sujet à caution, surtout en temps de crise. Mais en admettant le mécanisme, on est donc très loin d’une création de 100 000 emplois : + 0,11 point de PIB, ce serait plutôt... 11 000 emplois. Une goutte d’eau dans l’océan du chômage français. Et très cher payée pour les salariés. 

2. Réformer les seuils sociaux favoriserait les embauches

Autre croisade du Medef, celle qui est menée contre les seuils sociaux. On a ici l’exemple typique d’un constat qui peut être partagé, au moins en partie, mais dont on tire une conclusion ubuesque. Le Medef dénonce ainsi, à grands coups de chiffres, la lourdeur des seuils sociaux. Soit : « De 49 à 50 salariés, La Revue fiduciaire relève 27 nouvelles obligations et formalités à accomplir. La même revue utilise 19 pages pour expliquer les règles compliquées du décompte des effectifs ! » Pour le patronat, « les réglementations résultant du franchissement de seuils sociaux peuvent ainsi contraindre la croissance de certaines entreprises en les désincitant à embaucher afin de ne pas dépasser un certain nombre d’employés. Quand une entreprise franchit des“ seuils”, cela génère de nouvelles obligations parfois très contraignantes. » Solution proposée : revoir les seuils, évidemment. Avec, à la clé, entre 50 000 et 100 000 emplois créés en trois ans, rien que ça !

Évolutions marginales

La réduction des seuils sociaux est une vieille rengaine du patronat. Ce n’est d’ailleurs pas le Medef, mais la CGPME qui a longtemps été en pointe sur le sujet. Sur le papier, l’idée pourrait sembler logique. Mais il faut souvent se méfier des démonstrations trop faciles. Là encore, c’est l’Insee qui vient contredire le Medef. En 2010, date de la dernière étude faisant foi, l’institut de statistique s’était penché sur la question de « l’impact des seuils de 10, 20 et 50 salariés sur la taille des entreprises françaises ». Les deux auteurs ont ainsi cherché à établir quel impact aurait une suppression des difficultés inhérentes aux seuils dénoncées par le Medef. Conclusion sans appel : oui, l’effet des seuils sociaux sur la taille des entreprises est « statistiquement négatif », « mais de faible ampleur », même dans l’hypothèse la plus extrême.

En fait, selon l’Insee, l’absence de seuils entraînerait une diminution de 0,4 point de la proportion d’entreprises de moins de 10 salariés. Les deux fourchettes suivantes – 10 à 20 salariés, puis 20 à 249 – gagneraient en parallèle 0,2 point. Autrement dit, les évolutions seraient archimarginales. Le Medef a beau s’étrangler qu’en France, « sept ans après sa création, une entreprise emploie en moyenne 20 salariés, contre 80 en Grande-Bretagne », l’explication ne se trouve visiblement pas au niveau des seuils sociaux... « Ces effets sont loin de rendre compte des différences de taille d’entreprises entre la France et l’Allemagne, pour lesquelles d’autres explications doivent être recherchées », tranche aussi l’Insee.

Dernier biais : réformer les seuils permettrait-il vraiment de créer de l’emploi ? En réalité, cela pourrait simplement permettre aux petites entreprises de créer des postes détruits dans les plus grandes. Tout cela mis bout à bout, l’Insee se refuse à donner une estimation du nombre d’emplois créés. Pour servir sa cause, le Medef n’a pas ce genre de précautions... 

3. Travailler le dimanche doperait le tourisme et le commerce

Troisième rengaine, qui a même gagné le gouvernement cette année : il faut « libérer » le travail du dimanche. Aux yeux du patronat, celui-ci est évidemment trop réglementé, trop limité. Deux arguments sont avancés en parallèle. Le premier est celui du tourisme, avec cette phrase entendue partout : « Le dimanche, les touristes prennent l’Eurostar pour faire du shopping à Londres. » Le second concerne le commerce en général : cette fois-ci, ce sont bien les Français que l’on empêcherait de consommer le septième jour de la semaine, et que l’on inciterait donc à aller faire leurs courses sur Internet. Dans les deux cas, la conclusion du Medef est la même : « Ouverture le soir et le dimanche. » Avec bien sûr, à chaque fois, des myriades d’emplois à la clé : ouvrir le dimanche, avec d’autres propositions, permettrait de créer « 50 000 à 200 000 emplois » dans le tourisme et « 40 000 à 100 000 emplois » dans le commerce et la distribution.

Addition ou transfert ?

Mais les études sur le sujet viennent immédiatement calmer l’euphorie patronale. Le Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) a travaillé un peu plus sérieusement que le Medef sur le sujet. Et ses conclusions surprendraient Pierre Gattaz. Selon le Crédoc, une plus large ouverture des commerces le dimanche aboutirait à... la suppression de 7 000 à 15 000 emplois dans l’alimentaire, et de 5 000 emplois dans les autres secteurs ! Principales victimes : les petits commerces, qui plieraient face aux grandes surfaces. Car ce que semble oublier le Medef, c’est que ce que l’on consommerait le dimanche ne s’ajouterait pas forcément à ce qui est consommé les six autres jours de la semaine : on pourrait simplement reporter sa consommation du jeudi au dimanche, par exemple...

Bon prince, le Crédoc teste néanmoins l’hypothèse du Medef, qui voudrait que « l’exposition à l’offre » plus large suscitée par l’ouverture dominicale incite davantage à la consommation. Dans ce cas, le centre de recherche estime à environ 15 000 le nombre d’emplois créés. Mais à condition que les touristes consomment plus qu’aujourd’hui et que le taux d’épargne diminue. En clair, ce n’est pas gagné. Et c’est très loin des emplois par dizaines de milliers que le Medef fait miroiter. 

Manifestation de salariés de Castorama et de Leroy Merlin en faveur de l’ouverture dominicale. © Pascal SITTLER / REA

4. Un patron de PME se suicide tous les deux jours

Les entreprises sont opprimées. Étranglées par les impôts. Et les patrons sont déprimés. Tout au long de l’année, le Medef a déroulé cet argumentaire de média en média. Avant de trouver un bon chiffre qui résumait tout. À l’origine, un article paru dans Les Échos à l’automne, et que Geoffroy Roux de Bézieux ne manqua pas de rapidement brandir. « Nous voulons exprimer le ras-le-bol et la souffrance des patrons français. Il y a un patron de PME qui se suicide tous les deux jours ! »

Au-delà de la réalité du lien de cause à effet – quand un patron de PME se suicide, est-ce parce qu’il est patron de PME ou pour tout autre chose ? –, pas grand-chose ne tient dans cette affirmation. D’abord, Geoffroy Roux de Bézieux a lu l’article des Échos de travers : il y est question de deux suicides par jour, et non d’un tous les deux jours. Jusqu’ici, cela sert son propos. Mais l’ennui c’est que l’étude d’où le chiffre sort tangue légèrement. Elle a été rédigée par un observatoire, Amarok, qui reconnaît volontiers que ce chiffre est une estimation approximative. Et pour cause : c’est un cocktail de deux données bien différentes.

Pifomètre nippon

D’un côté, une étude de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) qui donne un taux de suicide des chefs d’entreprise, des artisans et des commerçants : il ne s’agit donc pas des seuls patrons de PME et, en outre, l’étude ne prend en compte que les hommes de 25 à 59 ans... De l’autre côté, une étude du même observatoire Amarok portant sur le Japon, où 8 à 10 patrons de PME se suicideraient chaque jour.

Sans trembler, les auteurs de l’étude mélangent les deux données et aboutissent, au pifomètre, à deux suicides par jour en France. Pas fous, ils ne manquent pas de souligner, dans la foulée, que leur étude n’a jamais fait l’objet d’une publication officielle. Qu’importe : elle s’est retrouvée dans Les Échos, puis dans la bouche du n° 2 du Medef, trop content de pouvoir sortir un argument pareil... 

5. Toutes les études disent qu’il faut baisser les charges de 100 milliards d’euros

Voilà un refrain entendu et réentendu : il y a trop de « charges patronales » qui « pèsent » sur les entreprises. Au Medef, on aime les chiffres ronds. Alors, de même que l’on promet en grande pompe 1 million d’emplois, on affirme tout de go qu’il faut réduire ces charges de 100 milliards d’euros. Mais il y a plus fort. Pour Pierre Gattaz, ce chiffrage n’est pas celui du Medef, mais celui « de l’ensemble des rapports : FMI, Cour des comptes, OCDE, rapport Gallois ».

Peu de chiffres avancés

Que disent « l’ensemble des rapports » ? Pas franchement la même chose. L’OCDE, la Cour des comptes et le FMI ont pour point commun d’avoir pointé le coût du travail relativement élevé en France, par rapport à ses voisins et concurrents sur le marché international. Mais aucune de ces institutions ne s’est risquée à avancer le moindre chiffre... Seul le rapport Gallois l’a fait.

Ce document, remis par Louis ­Gallois au gouvernement fin 2012, préconisait bien une réduction du « coût du travail »... mais de seulement 30 milliards, et pas 100. Et le gouvernement, alors dirigé par Jean-Marc Ayrault, en avait retenu 20, via le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Autant de détails qui ont visiblement échappé à Pierre Gattaz. 

6. L’emploi se trouve dans le département d’à côté

C’est sans doute l’un des arguments les plus absurdes jamais avancés par le Medef. Début 2014, Geoffroy Roux de Bézieux, le n° 2 du syndicat patronal, n’hésitait pas à affirmer qu’il existait encore « des départements qui sont à 5 ou 6 % de chômage, c’est-à-dire pas très loin du plein-emploi ». Idée sous-jacente : il faut que les chômeurs soient plus mobiles car il existe des zones géographiques où de l’emploi, il y en a. Une affirmation qui n’était déjà pas vraie à l’époque et qui l’est encore moins en cette fin d’année 2014 qui a vu le nombre de chômeurs augmenter presque sans discontinuer en France.

Au deuxième trimestre 2014, selon les données de l’Insee, le seul département en dessous des 6 % de chômage était le moins peuplé de France : la Lozère, avec 5,8 %. Seulement trois autres départements se situaient entre 6 et 7 % : le Cantal, la Mayenne et l’Ain. On avait donc quatre départements sous les 7 % : en 2008, ils étaient quarante-huit, soit exactement un département sur deux... Le Medef a donc au moins cinq bonnes années de retard sur le sujet. Car aujourd’hui, 85 % des départements ont un taux de chômage supérieur ou égal à 8 %. Plus d’un tiers ont même dépassé la barre des 10 %. Loin, très loin du plein-emploi…