Jérôme Pineau : Mettre du piment au Tour de France

InFO militante par Baptiste Bouthier, L’inFO militante

Tour de France 2021, vingt et unième étape, Chatou – Paris Champs-élysées (108,4 km). Franck Bonnamour reçoit le prix de Super-combatif. © Romain Laurent-ASO

Manager de l’équipe B&B Hôtels – KTM, plus petit budget du peloton du Tour 2022, Jérôme Pineau a conscience des moyens limités de ses hommes. Mais il espère de grandes choses, avec Franck Bonnamour notamment, et défend passionnément son projet, qu’il veut novateur.

Baptiste Bouthier : Vous avez créé l’équipe B&B Hôtels – KTM en 2018, et elle dispute cet été son troisième Tour de France de suite. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué lors des deux premiers ?
Jérôme Pineau Ce qui revient tout de suite, c’est le premier Grand départ de l’équipe à Nice, en 2020. Malgré la pandémie, malgré la date reculée à septembre… C’était une fierté, et une chance, de voir nos coureurs au départ du Tour de France après moins de trois ans d’existence. C’était le résultat d’un long travail pour mettre en place ce projet. L’autre beau souvenir, c’est d’avoir vu Franck Bonnamour monter sur le podium final des Champs-Élysées l’an dernier, pour recevoir le prix de Super-combatif du Tour 2021.

B. Bouthier Quelles réussites, quels échecs retenez-vous ?
J. Pineau La réussite principale, ce sont les nombreuses échappées que l’on a pu faire, qui nous ont permis d’obtenir pas mal de Top 10 d’étapes. Pour une petite équipe comme nous, ce n’est pas évident d’exister face aux grosses cylindrées, on se bat pour exister. C’est notre rôle en tant qu’équipe invitée, c’est ce que l’organisateur attend de nous, mettre du piment au milieu des formations ultra dominatrices. Des échecs, je n’en retiens pas… je crois qu’on a été plutôt bons et que c’est pour ça que l’on a été invités pour une troisième participation.

Jérôme Pineau, manager de l’équipe B&B Hôtels – KTM. © B&B Hôtels - KTM

B. Bouthier Sur le Tour 2022, l’idée est donc de garder la même recette ?
J. Pineau Oui, être offensif et tenter des coups. On ne lâchera pas Pogacar et Roglic dans les cols, on ne battra pas Ewan au sprint, mais on peut tenter des choses dans les échappées et pourquoi pas remporter une étape, même s’il y en a de moins en moins qui sourient aux baroudeurs… Franck Bonnamour a prouvé qu’il était capable d’accompagner les meilleurs sur la plupart des terrains. On espère aussi voir briller Pierre Rolland, Cyril Barthe, et peut-être d’autres qui pourraient se révéler au grand public. Il va nous falloir de la réussite… il faut la provoquer.

B. Bouthier Vous assumez donc clairement le rôle de petit poucet du Tour de France…
J. Pineau On est l’équipe avec le plus petit budget au départ, et l’écart avec les autres équipes en la matière ne fait que se creuser ! Ce n’est pas spécialement une fierté, mais c’est la réalité. On n’en fait pas un complexe.

B. Bouthier Quatre Top 10 d’étapes, 22e du classement général final et prix du Super-combatif : le Tour de France de Franck Bonnamour a surpris tout le monde l’an passé. Vous aussi ?
J. Pineau Dans sa régularité, et dans son accumulation des hautes performances, il m’a agréablement surpris, oui. Et, plus encore, dans sa façon d’être, son relâchement, sa concentration. C’est davantage l’homme que le coureur qui m’a étonné. D’autant qu’il a su, dans la suite de la saison, confirmer sur d’autres courses (deuxième de Paris-Tours, sixième de la Bretagne Classic notamment, ndlr). Il me rappelle mon ancien coéquipier Pierrick Fédrigo. Ils ont la même façon de pédaler, de sentir la course, le même flegme aussi. Ils sont aussi tous les deux passe-partout, à l’aise quel que soit le terrain. Pierrick a un tout autre palmarès (notamment quatre étapes du Tour et un titre de champion de France, ndlr), on souhaite à Franck d’avoir le même ! Son objectif maintenant, c’est de remporter une étape. C’est notre idée au départ de ce Tour, et on est certains qu’il a un tel résultat dans les jambes. Il faudra peut-être qu’il s’éparpille un peu moins, qu’il cible certaines étapes… Mais attention, car c’est aussi le meilleur moyen de passer au travers.

B. Bouthier Vous avez pris votre retraite de coureur fin 2015, après avoir disputé treize Tours de France, où vous avez notamment porté le maillot à pois plusieurs jours. Comment vous servez-vous de cette expérience dans votre rôle de manager désormais ?
J. Pineau J’essaie de ne pas trop ressasser les vieux souvenirs, d’autant que le vélo a changé. J’ai principalement deux messages pour eux. D’abord, qu’il faut déjà se donner les moyens d’être devant pour espérer obtenir un grand résultat. Et surtout, j’essaie de leur faire réaliser la chance qu’ils ont. C’est quand on arrête le métier de coureur cycliste qu’on se rend compte que c’est ce qu’il y a de plus beau, et que cela passe très vite. Je n’ai pas arrêté il y a si longtemps, et pourtant je ne me souviens déjà plus si bien de mes treize Tours, parce que ça passe à une vitesse incroyable. Alors je leur dis : prenez du plaisir, profitez-en.

B. Bouthier Lorsque vous étiez coureur, la France cherchait déjà le successeur de Bernard Hinault, dernier vainqueur français du Tour en 1985. Aujourd’hui, vous dites, en parlant de votre équipe : « Un jour on gagnera le Tour », ce qui a d’ailleurs pu être moqué ou critiqué.
Avez-vous l’impression que l’on manque d’ambition en France ?

J. Pineau Très clairement ! Et puis, toujours ces critiques, ces commentaires négatifs… Je suis aujourd’hui manager de mon équipe, une aventure qui dure depuis cinq ans, alors que j’aurais pu rester commentateur à la télévision, ce que j’avais commencé à faire après ma carrière de coureur. J’ai préféré sauter le pas, lancer ce projet pour ne pas me contenter de commenter et critiquer les autres. Mais dès que vous montez un projet comme celui-ci, tout un tas d’observateurs passent leur temps à vous critiquer sur tout et n’importe quoi… La critique est facile, et en France, elle est très répandue. Alors on n’affiche jamais ses ambitions, parce que l’on a peur de se faire matraquer. Il y a vraiment un climat hostile dans la presse, parmi les suiveurs, sur les réseaux sociaux, etc.

B. Bouthier Est-ce, aussi, une vision un peu « à l’ancienne » du cyclisme qui domine encore en France ? Une des caractéristiques de votre équipe est de se considérer comme un « club », d’essayer de faire des choses que d’autres formations ne font pas, comme d’avoir une mascotte…  
J. Pineau L’idée, c’est d’avoir une identité club, avec un blason, des couleurs, des valeurs communes. Essayer de dégager la réussite de notre projet de l’aléa du sport : on ne peut pas gagner à tous les coups, et aujourd’hui on n’a pas les moyens de remporter le Tour de France, c’est clair, donc on travaille sur d’autres choses. On n’est pas là que pour gagner des courses. Bien sûr, c’est ce qui nous anime en priorité, mais il ne faut pas que tout tourne autour de cela, sinon on replongera dans des dérives qui ont pu exister par le passé. On a créé cette aventure commune, une hospitalité nouvelle dans le vélo, avec une mascotte, des drapeaux, de quoi partager ensemble. Je ne vois le vélo que comme ça, un sport collectif. Quoi qu’il arrive, même si demain l’équipe grandit, devient une grosse formation mondiale avec un gros budget, on ne touchera pas à ces valeurs.

Baptiste Bouthier

L’inFO militante Le bimensuel de la Confédération