Mettre l’emploi au cœur des investissements industriels

Les Dossiers de l’info militante par Valérie Forgeront, Elie Hiesse, L’inFO militante

Illustration : Jean-Luc Boiré

Si FO ne cesse de rappeler la nécessité d’une véritable politique industrielle et d’un État stratège et non ponctuellement pompier, cette revendication montre toute sa légitimité pour faire face aux conséquences d’une mondialisation débridée qui accélère la désindustrialisation du territoire et donc la perte des emplois. Depuis trente ans, les politiques d’exonération de cotisations sociales et autres cadeaux fiscaux accordés, sans contreparties, aux entreprises n’ont pas permis de retenir nombre d’entre elles, parties à la recherche de plus gros bénéfices dans des pays offrant notamment une main-d’œuvre à bas coût. Et tel un catalyseur, la pandémie a révélé le manque alarmant de production sur le territoire national et posé la question de la souveraineté industrielle.
Pour FO, maintenir et développer l’appareil productif, tant dans les secteurs industriels traditionnels que dans les nouveaux, nécessite bien plus d’investissements mais aussi de recevoir la garantie que la production restera effectivement dans le pays. Or ce n’est pas le cas pour l’instant analyse FO, qui continue donc de batailler pour que ces conditions, qui permettraient de protéger et développer l’emploi industriel, soient enfin remplies.

C ’est une lapalissade certes, mais… si l’on parle beaucoup du besoin de réindustrialisation en France, c’est que le pays est en situation de désindustrialisation. L’amorce de la dégringolade remonte aux années 1970, avec la crise mondiale née du choc pétrolier de 1973 et avec ensuite une accélération dans les années 1980, lorsque les pays « émergents », présentant notamment une main-d’œuvre à bas coût, ont pris leur place dans ce qui devenait une mondialisation des échanges férocement concurrentielle et en l’absence d’harmonisation des normes sociales et des règles fiscales. Alors qu’on comptait en France 5,95 millions de salariés de l’industrie en 1973, ils n’étaient plus que 3,3 millions en 2014. Selon l’Insee, les effectifs de l’industrie représentaient 23,7 % de la population active en 1970 et seulement 12 % en 2014. En 2018, la part des emplois de l’industrie dans l’emploi total n’était plus que de 10,3 % et la part de l’industrie dans le PIB de 13,4 %, selon France Stratégie. Sur la période 1995-2001, calcule l’Insee, le nombre d’emplois délocalisés s’est élevé à 13 500 par an, dont près de la moitié dans des pays émergents, avec à la clé de plus gros bénéfices pour les entreprises et leurs actionnaires. En ce qui concerne les grands groupes français, précise France Stratégie, les emplois industriels dans leurs filiales à l’étranger représentent (en 2018) 62 % de l’emploi industriel en France.

Le credo des allégements de cotisations et cadeaux fiscaux au patronat

Les années 2000 ont sonné l’alarme sur la désindustrialisation. Le rapport Gallois évoquait, lui, en 2012, le décrochage industriel. Quelles stratégies et politiques publiques ont été menées pour stopper une hémorragie entraînant un chômage de masse ? Les exécutifs successifs, ainsi que le patronat, ont martelé le besoin de compétitivité de l’industrie en pointant simultanément la rigidité de la réglementation sur le travail, la main-d’œuvre trop chère et des prélèvements obligatoires trop lourds. Dès les années 1990, une succession de mesures d’abaissement du coût du travail ont été prises, principalement des exonérations sociales patronales et une baisse de la fiscalité des entreprises. Ce qui a conduit à une Smicardisation des salaires et des manques à gagner pour les comptes publics. Dès 1993, le gouvernement Balladur décidait ainsi d’allégements de cotisations sur le Smic. Gardant cet axe, le gouvernement Juppé a créé une « ristourne dégressive » en points de cotisation appliquée aux bas salaires. Le gouvernement Jospin a étendu le processus, lequel a pris de l’ampleur encore sous le gouvernement Fillon, concevant des exonérations jusqu’à 1,6 Smic.

Sur fond d’un chômage à plus de 10 %, le gouvernement Ayrault a lancé en 2014 un Pacte de responsabilité et de solidarité, garni de 10 milliards d’euros en allégements de cotisations et d’une baisse de la fiscalité des entreprises. Cela sans contreparties. Ce que FO ne cesse de contester depuis des années, demandant aussi une vraie politique industrielle avec un État stratège. En 2012, FO avait milité, par exemple, pour la création d’une banque publique d’investissement. Et depuis longtemps, elle porte ses revendications au niveau des filières industrielles, notamment dans le cadre du Conseil national de l’industrie (CNI).

Après l’effet électrochoc de la pandémie, des mesures à la hauteur ?

En 2013, apparaissait le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi des entreprises, le CICE. Avant sa transformation en 2019 en allégements de cotisations, soit 20 milliards par an, (la même année, le gouvernement d’Édouard Philippe décidait d’abaisser encore les cotisations employeurs à un « zéro charge », ou presque, au niveau du Smic), le montant du CICE était égal à un pourcentage (qui a varié de 4 % à 7 %) de la masse des rémunérations brutes inférieures à 2,5 fois le Smic. À lui seul, le CICE a induit un manque à gagner de 10 à 20 milliards d’euros par an pour l’État entre 2014 et 2019. Mais tandis que le patronat promettait de créer un million d’emplois, les délocalisations ont continué. Selon diverses études, le CICE n’aura induit qu’entre 160 000 et 240 000 créations d’emplois.

En 2020 la pandémie a montré le visage de la désindustrialisation, notamment l’absence de certaines productions sur le territoire (masques, gel…), rendant le pays dépendant des autres pour des produits devenus essentiels. L’exécutif déclarait alors l’urgence d’une réindustrialisation avec des relocalisations d’entreprises. Depuis, le gouvernement de Jean Castex a confirmé la baisse des impôts de production des entreprises (20 milliards d’euros d’ici à 2022), le maintien aussi de la réforme/baisse du taux de l’impôt sur les sociétés. Le plan de relance (100 milliards d’euros d’ici à 2022), annoncé quant à lui l’an dernier, prévoit 34 milliards d’euros pour la compétitivité des entreprises, cela via des aides publiques, dont des prêts, pour l’investissement.

En septembre 2017 déjà, 13 milliards d’euros devaient être consacrés à leur compétitivité. Le 12 octobre dernier, le gouvernement a ajouté le plan d’investissement « France 2030 », doté de 34 milliards d’euros sur cinq ans dont 3,5 milliards en 2022. L’objectif affiché est notamment, par la subvention de projets ou le soutien financier à l’installation d’entreprises, de développer des filières nouvelles et dans le cadre de la transition énergétique.

La nature et l’ampleur du plan seront-elles suffisantes pour inverser le mouvement de désindustrialisation et préserver et créer des emplois sur le territoire ?

 

Frédéric Homez, secrétaire général de FO Métaux : Conditionner les investissements à des engagements de production et de créations d’emplois

Le plan d’investissement de plus de 30 milliards d’euros sur cinq ans est-il à la hauteur des enjeux ?

FO Métaux accueille positivement le plan « France 2030 » mais il faut aller plus loin. Une stratégie de long terme exige des investissements plus importants face à la Chine et aux États-Unis, qui dégagent des budgets impressionnants. Or, ces 30 milliards d’euros ne représentent que 0,15 % du PIB par an, jusqu’en 2030. Pour FO Métaux, il est crucial de ne pas se concentrer sur les seules technologies d’avenir et de soutenir aussi les secteurs traditionnels et en « amont », comme les fonderies. Point positif cependant, « France 2030 » annonce des objectifs de production, par exemple dans l’automobile. Cela répond à notre revendication d’obtenir des contreparties des constructeurs dans le cadre des plans d’investissement. Là encore, il faut aller plus loin : conditionner les investissements à des engagements de production sur le territoire, à des créations d’emplois – en production et R&D – et les associer à des dispositifs d’évaluation et de contrôle. Les employeurs, après avoir obtenu en 2021 une baisse de 10 milliards des impôts de production, au titre du plan de relance 2020, réclament déjà une baisse trois fois plus importante.

Ce plan marque-t-il un renouveau de la politique industrielle ?

S’il marque une inflexion, il faudra vérifier la réalité pour les dix filières concernées, dans les faits et sur le long terme. Pendant trop longtemps, les gouvernements successifs ont agi au coup par coup. Depuis dix ans, l’État s’est rendu compte de la nécessité d’avoir une stratégie. La création en 2010 du Conseil national de l’industrie (CNI), qui réunit industriels, représentants des salariés et pouvoirs publics, marque cette prise de conscience. Mais la marche est haute pour que notre pays reconquière sa souveraineté industrielle.

La relocalisation est la nouvelle priorité affichée. Pour quels résultats ?

Quelque chose s’est enclenché mais il manque un bilan global. Le seul existant est celui sur l’appel à projets pour relocaliser la production dans cinq secteurs stratégiques critiques (santé, 5G, agroalimentaire, électronique, intrants industriels). Il fait état de 351 projets soutenus par l’État, pour 630 millions d’euros, mais ne dit rien sur les emplois créés. Dans l’ensemble, il s’agit plus d’extension de productions que de relocalisations. À FO Métaux, on ne croit pas au rapatriement de toutes les productions délocalisées, on préfère parler « localisation ». Celles-ci devraient se concentrer sur des productions à haute teneur technologique. Les constructeurs automobiles Renault Electricity et Stellandis vont ainsi localiser, près de leurs sites, de nouvelles productions de batteries électriques.

FO Métaux siège au comité exécutif du CNI. Quel y est le rôle des syndicats ?

La force du CNI, c’est sa structuration en dix-neuf filières industrielles réparties en autant de comités stratégiques. Pour FO Métaux, elles sont le cœur du CNI, là où le travail se fait, où l’on sait comment agir, où l’on peut conseiller au mieux les politiques sur les besoins. Dans ce cadre tripartite, les syndicats peuvent faire valoir leurs analyses, exprimer leurs revendications pour l’emploi. À ce titre, FO Métaux maintient sa demande que soit vite créée une vingtième filière, sur le recyclage, le démantèlement et l’environnement.

Propos recueillis par Élie Hiesse

 

La réindustrialisation à l’épreuve de la réalité

L es plans d’investissement ont beau s’enchaîner depuis mi-2020, les difficultés à réindustrialiser ou simplement maintenir les industries en France défraient toujours la chronique. Mi-octobre, il était question de délocaliser, outre-Rhin, 40 % de la production de l’usine Ascoval de Saint-Saulve (Nord), spécialisée dans les barres d’acier pour la fabrication de rails SNCF. La délocalisation sera temporaire, affirmait l’allemand Saarstahl, repreneur du site depuis quatre mois. En Allemagne, disait-il, les hauts-fourneaux tournent au charbon, moins cher que l’électricité dont les prix flambent ici. Une décision aberrante pour l’emploi et la réindustrialisation, réagissait la fédération FO Métaux qui a saisi la ministre déléguée à l’Industrie et Bercy. À l’issue de négociations, l’État a convaincu l’industriel de faire marche arrière. Cela montre que les politiques peuvent agir et vite, note Frédéric Homez, secrétaire général de FO Métaux. Le cas révèle aussi la concurrence entre États européens sur les politiques publiques d’énergie.

Dès 2009, FO alertait sur la délocalisation des semi-conducteurs

Pour garder les industries, mieux vaut disposer de tous les éléments d’un produit, en proximité géographique, et s’organiser en conséquence. L’État en a pris conscience face à la pénurie mondiale des semi-conducteurs, qui a révélé notre dépendance face aux producteurs asiatiques et fait craindre pour l’emploi, dans l’automobile et l’aéronautique. Chômage partiel depuis septembre chez Safran à Fougères, Renault à Cléon, Stellantis à Mulhouse ; réduction de 50 % de la production Stellantis à Rennes-La Janais… la liste des usines tournant au ralenti ne cesse de s’allonger. Ce n’est qu’un début selon le Conseil national de l’industrie : le 17 novembre, il relevait des difficultés dans neuf filières et s’accentuant dans l’aéronautique, le ferroviaire, le nucléaire, l’énergie.

Il est urgent d’agir, martèle Éric Keller, secrétaire fédéral chargé de l’électronique, rappelant que  dès 2009, FO Métaux alertait l’État sur la délocalisation des semi-composants. Dans « France 2030 », l’exécutif prévoit d’investir 6 milliards d’euros pour doubler la production en France. Depuis quinze ans que les constructeurs français s’approvisionnent en Asie, il a manqué des dizaines de milliards d’euros d’investissement en France, oppose le militant FO pour qui le dossier va se régler au niveau de l’Europe (elle veut produire, d’ici à 2030, 20 % de la production mondiale en valeur).

Quant à la promesse de l’exécutif de relocaliser la fabrication de médicaments et de substances actives, elle reste à concrétiser. En tout cas, Sanofi (25 000 salariés en France) ne se précipite pas, selon Adel Qualai, coordinateur FO groupe, qui dénonce un décalage entre le discours et la réalité. Le groupe continue de délocaliser la R&D, poursuit la filialisation d’activités pour tester leur rentabilité et investit a minima en France, sur les économies dégagées. En clair, business as usual.

Valérie Forgeront Journaliste à L’inFO militante

Elie Hiesse Journaliste à L’inFO militante

L’inFO militante Le bimensuel de la Confédération