Numérisation : pour que le pire ne devienne pas réalité

Economie par Pascal Pavageau, Secteur Économique

Vous trouverez dans ce numéro 118 d’InFOéco, daté du 10 mai 2016, une analyse du Secteur Economique sur le numérique.

InFOéco n°118
PDF - 1 Mo

A l’heure actuelle, le numérique, de par la personnalisation des usages qu’il permet et le nomadisme qu’il facilite, fait émerger une nouvelle économie dite « économie de partage ». En effet, dans le secteur des services aux particuliers notamment, s’est développée une logique d’économie à la demande c’est-à-dire d’une prestation de services sur mesure et instantanée, provoquée par les souhaits de consommateurs toujours plus pressés et férus de nouveautés. Les entreprises établies sur un modèle traditionnel d’organisation du travail peinent à faire preuve d’une telle réactivité, laissant émerger de nouveaux acteurs (entreprises ou individus) qui utilisent la fluidité et l’instantanéité offerte par les outils technologiques (ordinateurs, smartphones, etc.) pour répondre à la demande.

Mais cette flexibilité demandée aux entreprises se retrouve également imposée aux travailleurs, transformant le modèle du contrat à durée indéterminée à des offres de travail « à la demande », à l’image du tâcheron du début du XXe siècle. A titre d’exemple, Amazon propose désormais à tout habitant des États-Unis, âgé de plus de 21 ans, disposant seulement d’une voiture et d’un smartphone de devenir livreur occasionnel. Mais l’exemple le plus significatif de cette nouvelle économie demeure le cas des travailleurs de voitures de tourisme avec chauffeur (VTC), qui se retrouvent placés dans une zone grise, ni réellement indépendants, ni réellement salariés. En effet, cette « uberisation » s’appuie notamment sur le flou juridique autour de la notion de « travailleur indépendant » permettant aux entreprises du secteur de se défausser de leurs obligations (paiement de toute couverture sociale, Smic, congés payés, etc.) et ce, malgré un lien de subordination évident (application téléphonique qui contrôle les activités, clients qui attribuent des notes, standards imposés par les entreprises, etc.).

Ainsi, alors que jusqu’à présent c’était à l’entreprise de supporter le « risque économique », les aléas des variations offre/demande reposent sur les seules épaules des individus. Ces travailleurs, pourtant non considérés comme des salariés, ne sont pas pour autant en mesure de négocier les prix de leurs prestations ou de décider librement des conditions dans lesquelles elles entendent exercer leur travail. Avec ce système, chaque individu est dès lors poussé à devenir responsable de ses qualifications et compétences, coupé de l’entreprise voire occupant plusieurs emplois à prestation de courte durée. On assiste ainsi à une véritable injonction de devenir « entrepreneur de soi-même ». Cette individualisation qui prend forme à travers la construction d’un socle de droits attachés à la personne au détriment du droit collectif, conduit à remettre en cause le fonctionnement et le financement de la Sécurité sociale collective et généralise une inégalité de droits en renvoyant sur le salarié devenu « indépendant » la responsabilité de s’en sortir et de se protéger seul.

Enfin, des outils initialement destinés à protéger davantage des situations marginales à l’instar du forfait-jours, tout comme des notions floues non définies juridiquement comme le droit à la déconnexion ou la charge de travail, servent désormais de prétextes pour flexibiliser toujours plus, et surtout individualiser les droits au détriment du collectif en utilisant comme support les évolutions du numérique et ses spécificités.

Alors que le collectif, par la solidarité et la mutualisation, doit définir les droits que les individus pourront utiliser, la logique individuelle repose, via l’employabilité ou la flexicurité sur la prise de risque pour la personne.

Sous couvert d’horaires flexibles, d’argent facile et surtout d’une liberté sans précédent du travailleur, les entreprises du secteur promeuvent un « job de rêve ». Mais ces activités, initialement présentées comme les gisements des emplois de demain, ont du mal à représenter un travail à part entière, stable et pérenne et s’apparentent plus à des compléments de revenus [1]. Pour ne prendre qu’un exemple, l’association de chauffeurs de VTC qui s’est constituée comme collectif déchante et dénonce la précarité croissante subie par les chauffeurs : « quand un nombre très réduit de personnes récupère toute la valeur et que la grande masse est utilisée et payée à la tâche pour une somme quasi-misérable, la soi-disante économie collaborative ou de partage devient une sorte de capitalisme sous stéroïdes, avec tous les défauts du modèle qu’il remplace sans aucune de ses qualités ».

Avec l’inversion de la hiérarchie des normes permettant au niveau de l’entreprise de préciser les droits et obligations de ses salariés couplée au transfert des responsabilités inhérentes à l’employeur sur le travailleur facilité par le numérique, une inégalité de traitement généralisée se développe peu à peu pour les travailleurs. Force Ouvrière s’oppose fortement à cette vision et dénonce en parallèle l’utilisation frauduleuse croissante du statut de travailleur indépendant, permettant à l’employeur de transformer la relation salarié/employeur en une relation de prestataire individuel/donneur d’ordre, l’entrepreneur individuel supportant alors seul les dépenses fiscales et sociales de son nouveau statut pour une rémunération similaire voire inférieure le conduisant dans la précarité.

Les deux derniers rapports ayant vu le jour durant le premier semestre 2016 (dont les analyses FO sont jointes en annexes à cette circulaire) illustrent les intentions du gouvernement, cherchant malheureusement à utiliser le numérique et les nouvelles technologies non pas comme des outils permettant d’améliorer les conditions de travail des salariés mais bien comme un alibi pour détricoter les droits collectifs.

Le Rapport du Conseil National du Numérique

Le rapport du Conseil National du Numérique « Travail, Emploi, Numérique » remis le 6 janvier 2016 à la Ministre chargée du travail s’inscrit dans la tendance libérale du rapport « Transformation numérique et vie au travail », de septembre 2015 dit Rapport Mettling [2], en utilisant les évolutions liées au numérique comme prétexte pour réduire les droits collectifs et les individualiser. Ce conseil, composé uniquement de personnes choisies pour leurs compétences dans le domaine du numérique, a donné naissance à 20 recommandations dont la majorité promeuvent l’individualisation des droits, une « atomisation du travail » avec des parcours hybrides personnalisés en lieu et place du salariat, l’activité sans droit et parfois sans rémunération, des alternatives à la sécurité sociale, ou encore une inversion de la hiérarchie des normes au profit de négociations au cas par cas dans l’entreprise.

Se basant sur le principe qu’une carrière à l’intérieur d’une seule et unique organisation semble dépassée, le rapport préconise l’instauration de dispositifs personnalisés pour ceux qu’il qualifie comme « travailleurs indépendants économiquement dépendants » : favoriser la pluriactivité, l’intrapreunariat salarié, le statut d’entrepreneur enseignant, etc. Mais c’est oublier que le cumul de plusieurs activités professionnelles est souvent une contrainte imposée par le besoin de revenus complémentaires ou l’impossibilité d’exercer une activité unique à temps et non un choix comme veut le prétendre le rapport.

Après avoir préconisé des mesures détruisant le collectif, le CNNum recommande d’en construire artificiellement en dehors du lieu de travail. Or, le bénévolat est un engagement, pas un métier : il ne saurait se substituer à des emplois privés et à l’exercice de missions publiques au risque de devenir un travail non rémunéré et non qualifié. En encadrant la liberté individuelle à user ou non de son temps, on la contraint, ce que Force Ouvrière combattra.

Enfin, parce que dans l’écosystème que le CNNum imagine la précarité règne pour la majorité des travailleurs, préconiser le développement de certaines activités liées au numérique, précaires, non pérennes et ne donnant pas des niveaux décents de rémunérations, fait qu’il devient difficile de vivre décemment de son travail. Ainsi est proposé la création d’un « revenu de base » visant tant par la réallocation du budget des minimas sociaux (RSA, Allocation spécifique de solidarité), des bourses étudiantes, des allocations familiales, des APL et des subventions pour l’emploi que par une hausse de la CSG, à la mise en place d’un revenu allant de 400 euros à 1000 euros par mois à l’ensemble de la population quelque soient les conditions de vie. Pour FO, il n’est pas question d’instaurer un tel "revenu de base" ni de croire que les activités subsidiaires facilitées ou créées par le numérique et qui peuvent apporter une rémunération complémentaire peuvent constituer un emploi décent.

Pour Force Ouvrière, la majorité des recommandations de ce rapport visent à casser le collectif au profit de parcours toujours plus individualisés et personnalisés, ce qui aura pour conséquence une explosion de la concurrence entre les travailleurs et une perte des droits collectifs et de la solidarité. De plus, ces mesures telles que l’intrapreunariat salarié ont pour principal but de transformer peu à peu les salariés en travailleurs indépendants socialement mais dépendant économiquement, leur faisant perdre leur statut protecteur et faisant reposer sur chaque travailleur les risques liés aux aléas économiques. FO s’oppose à cette vision et préconise que les parcours professionnels, par nature tous différents et déjà multi-employeurs, soient adossés et rattachés aux droits collectifs : tant le Code du travail, le contrat de travail que le statut général de la Fonction Publique le permettent déjà.

De plus, pour Force Ouvrière, en période de plein emploi, les activités qui voient le jour telles que les VTC seraient réalisées en CDI : il n’y a pas de multiplications des formes de travail mais bien une multiplication des abus de droit facilitée par le numérique et encouragée en cette période d’austérité. Ainsi, pour FO, il ne saurait être question de légitimer ces situations de salariat déguisé, permettant à l’employeur de se soustraire à ses obligations fiscales et sociales en créant un statut à part entière du travailleur économiquement dépendant. Le régime général et le régime social indépendant permettent déjà d’assurer à la personne la reconnaissance de ses droits à la protection sociale par le travail.

Au final, Force Ouvrière condamne fermement l’orientation générale de ce rapport aux conséquences néfastes pour l’ensemble des travailleurs. Le CNNum illustre ici parfaitement les utilisations du numérique comme alibi pour casser le droit collectif, individualiser le travail et affaiblir tant les recettes fiscales que la protection sociale collective.

Le Rapport du député Pascal Terrasse

Missionné le 8 octobre 2015 par le Premier ministre, le député Pascal Terrasse a eu à se pencher sur l’émergence de l’économie dite « collaborative » et ses conséquences sur les règles fiscales et sociales. Lorsque Force Ouvrière a été auditionné, les principales préconisations en cours d’écriture s’orientaient dans la même direction que celui du Conseil National du Numérique avec notamment la création d’un « statut d’actif collaboratif indépendant mais économiquement dépendant des plateformes » et une évolution du statut d’autoentrepreneur. FO a argumenté contre la création de ce troisième statut qui n’aurait d’autre but que de mettre en péril le régime salarié en créant une « zone grise ».

Nous nous félicitons d’avoir été entendus car lors du rendu final du rapport aucun troisième statut n’a vu le jour. Ce rapport a pris le contrepied des orientations initialement souhaitées par le gouvernement et a le mérite notamment de proposer une distinction entre les activités relevant de compléments de revenus et celles de véritables activités professionnelles, de proposer des pistes afin d’assurer la contribution des plateformes aux charges publiques en France ou encore de poursuivre la trajectoire de convergence entre la protection sociale des indépendants et celle des salariés.

Pour Force Ouvrière, ce rapport a le mérite d’établir un bon diagnostic sur les différentes réalités des activités que recouvre la notion d’économie collaborative. Il montre bien que si le numérique, en tant qu’outil, modifie des pratiques, il ne s’agit en aucun cas de nouvelles formes de travail.

Les bouleversements économiques que nous connaissons ou encore l’émergence de nouveaux usages professionnels souvent peu maîtrisés, justifient à eux seuls que des réglementations nationales émergent afin d’encadrer l’ensemble des transformations numériques en cours. Cependant, pour Force Ouvrière, il est nécessaire dans tout projet d’envisager ces technologies de l’information et de la communication comme des opportunités permettant d’améliorer les conditions de travail, de réduire la pénibilité, de créer des emplois, de sécuriser les parcours professionnels et de renforcer les droits collectifs des salariés, et non de l’utiliser comme un « cheval de Troie » prétexte à un affaiblissement des droits collectifs des travailleurs.

Remises en cause du salariat, du contrat de travail, individualisation au détriment du collectif, inversion de la hiérarchie des normes au profit du niveau de l’entreprise, etc., alors que les premières évolutions liées au numérique amélioraient considérablement le quotidien des salariés, la tendance s’inverse nettement. Pour Force Ouvrière, intégrer dans les objectifs et les modalités de la digitalisation leurs impacts sociaux est une nécessité. Il s’agit notamment de renforcer l’articulation entre droits collectifs et droits individuels, les seconds n’ayant de portée réelle qu’à travers les premiers. A contrario, il ne doit pas s’agir d’inventer de nouveaux types de contrats à la tâche qui renverraient l’individu à son propre sort et remettraient proprement en cause le CDI, le statut et les droits collectifs et transformerait cette « économie de partage » ou « collaborative » en « économie d’aliénation ».

Achevé de rédiger le 10 mai 2016

Pascal Pavageau Ex-Secrétaire général de Force Ouvrière

Secteur Économique