Quand l’Angleterre perdit son insularité

Histoire par Christophe Chiclet

Le Plan d’Albert Mathieu-Favier pour un service de diligence par un tunnel sous la Manche, daté de 1802, avec d’énormes cheminées de ventilation.

A l’heure où le Royaume-Uni se débat dans son brexit, les commémorations anniversaires des vingt-cinq ans de l’ouverture du tunnel sous la Manche ont été bien discrètes. Une épopée qui aura duré presque deux siècles.

Le tunnel sous la Manche, ou « Chunnel » en anglais, a été inauguré le 6 mai 1994 et mis en service le 1er juin suivant. Cet ouvrage d’art est composé de trois tubes sous-marins de 50 kilomètres chacun, dont 38 sous la mer, à une profondeur maximum de moins 100 mètres. Les trains le traversent à 160 km/h, soit 35 minutes. En 2018, 11 millions de passagers l’ont emprunté ainsi que 2,7 millions de voitures et 1,7 million de camions.

C’est le géographe français Nicolas Desmaret qui a eu le premier l’idée en 1750 d’une liaison physique entre la France et l’Angleterre. Il pensait alors à un pont. Le tunnel sous la mer a été imaginé dès 1801 par Albert Mathieu-Favier, mais en pleines guerres napoléoniennes le projet n’avait aucune chance. En revanche en 1867, Napoléon III et la reine Victoria en acceptent l’idée, avortée à cause de la guerre franco-prussienne. Trois kilomètres seront creusés à Sangatte, mais rebouchés en 1883 sous la pression de l’Amirauté britannique. En effet, et pendant longtemps, la doctrine militaire de défense de l’île empêchera toute liaison terrestre. Doctrine devenue caduque après la Deuxième Guerre mondiale et l’importance de l’aviation et des troupes aéroportées.

Entre 1801 et 1987, pas moins de 139 projets seront proposés. Mais avec le traité de Rome et la création de la CEE en 1957, ce vieux serpent de mer ressort des tiroirs et le « Groupement d’études pour le tunnel sous la Manche » est créé le 26 juillet de cette année-là. Dix ans plus tard, Paris et Londres lancent officiellement un appel d’offre. Les premiers coups de pioche sont donnés en 1973, mais le 20 janvier 1975, les Anglais abandonnent une nouvelle fois.

Mitterrand en chef de chantier

Avec l’arrivée des socialistes au pouvoir en France, le nouveau Président de la République va dès septembre 1981 relancer le projet. Cette fois ça sera la bonne, mais non sans difficulté. En effet, Margaret Thatcher n’est pas favorable à un tunnel ferroviaire car pour elle, la British Rail est trop soumise aux syndicats ! En prime, l’ultra-libérale exige que le financement soit totalement privé. Les petits porteurs s’en souviennent encore.

Les travaux débutent le 15 décembre 1987 et finiront le 10 décembre 1993, avec un an de retard, d’où un très fort surcoût. Prévu pour 48 milliards de francs, le tunnel en a coûté 88. Eurotunnel (aujourd’hui Getlink) qui gère l’affaire se retrouve avec une dette de 9 milliards d’euros, soit dix fois son chiffre d’affaires. A l’époque tous les conseillers financiers de toutes les banques avaient alléché le chaland sur une opération boursière basée sur le plus grand tunnel sous-marin de tous les temps. Mais l’action Eurotunnel a pris l’eau. Mise sur les marchés à l’ouverture des travaux au prix de 35 francs, elle tombe à 5 francs fin 1998, 2 en 2003 et 0,17 euros le 2 mai 2007. Le P-DG de l’époque annonce que sa société va bientôt se déclarer en faillite. Devant un risque de crash généralisé, un consortium de banques internationales recapitalisent Eurotunnel qui sera pour la première fois bénéficiaire en 2011. Mais entre temps des milliers de petits porteurs français pensant avoir fait un bon placement de « père de famille » vont y laisser toutes leurs économies.

Durant les travaux, 15 000 personnes ont œuvré sur ce titanesque chantier dont 4 000 ouvriers français et 8 000 britanniques parmi lesquels nombre de mineurs qui avaient perdu leur emploi durant le terrible bras de fer contre la Dame de fer entre mars 1984 et mars 1985, conduisant à la fermeture de la quasi-totalité des mines de charbon du royaume.

Depuis son ouverture le tunnel n’a connu que cinq incendies, vite éteints grâce aux nombreux systèmes de sécurité. Mais aujourd’hui, les conducteurs de train se trouvent face à un nouveau problème : les tentatives de passage à pied par des migrants voulant rejoindre coûte que coûte l’Angleterre, au prix de leur vie.
Le 10 décembre 1993, lors de la jonction des deux équipes de tunneliers au milieu de la Manche, l’ouvrier anglais qui aurait passé la tête le premier aurait déclaré : Ça sent l’ail ! Boutade ou réalité, cela en dit long sur le sentiment isolationniste d’une partie de la population britannique qui se croyait à l’abri, forte de son insularité.

Christophe Chiclet Journaliste à L’inFO militante