Des travaux récents de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) montrent combien les inégalités ont explosé depuis la crise financière de 2008.
Ces travaux mettent en évidence, contrairement aux enseignements de la théorie libérale, l’impact négatif des inégalités sur la croissance. Ils sont aussi très importants dans le débat économique actuel car ils démontrent la responsabilité de la déréglementation du marché du travail dans la hausse des inégalités et, ainsi, dans celle du ralentissement de la croissance.
Ce constat vient d’être confirmé par des économistes du Fonds Monétaire International (FMI) (ce qui n’est pas la position du FMI) : les réformes structurelles du marché du travail n’ont aucun effet sur la croissance. A court terme, elles détruisent même de l’activité économique, en plus d’affaiblir les droits des travailleurs. L’annexe à cette circulaire revient sur ces travaux en indiquant la situation des inégalités dans les pays de l’OCDE et en présentant le cas de la France.
Malgré ces démonstrations, l’OCDE et le FMI continuent d’imposer aux États des mesures visant à réformer les droits du travail. Cela relève de la schizophrène.
Les inégalités détruisent la croissance
Le constat de l’OCDE : un fossé entre riches et pauvres à un niveau historique
Publié à l’origine comme un simple document de travail, le rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) intitulé Tendances de l’inégalité des revenus et son impact sur la croissance [1] a fait l’objet de plusieurs publications de synthèse par l’institution et en particulier sa direction sur l’emploi, le travail et les affaires sociales.
Le premier résultat qui ressort de cette étude n’a rien de surprenant : les inégalités de revenus ou inégalités de niveau de vie n’ont cessé de s’accroitre de façon continue depuis le milieu des années 80 dans les pays de l’OCDE [2].
L’augmentation de l’écart entre le revenu moyen des 10% les plus aisés et le revenu moyen des 10% les plus modestes (autrement dit l’écart de revenus entre les déciles se situant aux deux extrémités de la distribution de revenus) le montre clairement. Comme on peut le voir sur le tableau 1, ce rapport est passé de 7,4 en 1985 à 9,6 en 2013 signifiant que la catégorie des « 10% les plus aisés » qui bénéficiaient d’un revenu moyen 7,4 fois plus important que les « 10% les plus modestes » en 1985, bénéficient en 2013 d’un revenu moyen 9,6 fois plus important [3].
Ce chiffre moyen cache des disparités nationales importantes, les chiffres du tableau 1 en donnent d’ailleurs une illustration. Ainsi, l’Europe du Nord reste traditionnellement plus égalitaire que le reste des autres pays de l’OCDE.
La France est moins égalitaire que l’Europe du Nord mais elle l’est beaucoup plus que l’Europe du Sud ou les pays anglo-saxons dans lesquels les inégalités de revenus sont particulièrement importantes, notamment aux États Unis. Ce tableau 1 (et le tableau 2) permet également d’apprécier la singularité de la France qui est l’un des rares pays de l’OCDE à n’avoir pas connu, sur la période 1985-2007, de hausse semblable des inégalités de revenu.
A l’échelle de l’ensemble des pays de l’OCDE, l’augmentation des inégalités sur le long terme est confirmée par l’augmentation de l’indicateur de GINI qui est passé de 0,29 au milieu des années quatre-vingt à 0,32 en 2012 (tableau 2) – le coefficient de Gini est un indicateur statistique traditionnel de mesure des inégalités, il est largement utilisé dans les comparaisons internationales [4].
Tableau 1. L’augmentation des inégalités de revenus mesurée par l’augmentation du rapport entre le revenu (ou niveau de vie) moyen des 10% les plus riches / revenu (ou niveau de vie) moyen des 10% les plus modestes |
1985 | 2007 | 2013 |
Europe du Nord | |||
Suède | 3,5 | 5,8 | 6,3 |
Danemark | 4,3 | 5,1 | 5,2 |
France | 7,3 | 6,8 | 7,4* |
Moyenne de l’OCDE Lecture : en 2013, les « 10% les plus aisés » avaient un revenu moyen 9,6 fois important que les « 10% les plus modestes » |
7,4 | 9,2 | 9,6 |
Europe du Sud | |||
Espagne | nd | 9,9 | 11,7 |
Portugal | nd | 10,4 | 10,1 |
Pays anglo-saxons | nd | ||
États Unis | 10,8 | 15,1 | 18,8 |
Royaume-Uni | 8 | 11,1 | 10,5 |
Mexique (le plus élevé) | 21,8 | 26,8 | 30,5 |
nd : non disponible
* le calcul de l’Insee aboutit à un chiffre inférieur
Source : OCDE
Tableau 2. L’augmentation des inégalités de revenus mesurée par l’augmentation du coefficient de Gini La valeur théorique du coefficient de Gini varie entre 0 (soit le signe d’une égalité des revenus parfaite) à 1 (qui mesure la captation totale des revenus par un seul). |
1985 | 2007 | 2013 |
Europe du Nord | |||
Suède | 0,19 | 0,259 | 0,274 |
Danemark | 0,22 | 0,246 | 0,249 |
France | 0,3 | 0,29 | 0,31 |
Moyenne de l’OCDE | 0,29 | 0,31 | 0,32 |
Europe du Sud | |||
Italie | 0,29 | 0,313 | 0,33 |
Espagne | 0,37 | 0,328 | 0,33 |
Portugal | nd. | 0,360 | 0,34 |
Pays anglo-saxons | |||
États Unis | 0,34 | 0,38 | 0,40 |
Royaume-Uni | 0,32 | 0,36 | 0,35 |
Mexique (le plus élevé) | 0,45 | 0,47 | 0,48 |
Source : OCDE
Sous l’effet de l’ampleur de la crise débutée en 2008, les inégalités et la pauvreté ont fortement augmenté dans un grand nombre de pays de l’OCDE. Selon les chiffres de l’OCDE, « le fossé entre riches et pauvres » se situe désormais à son plus haut niveau depuis 30 ans. La crise a ainsi touché de façon très inégale l’évolution des revenus : la hausse continue des « hauts revenus » s’est poursuivie alors que les bas revenus ont diminué dans des proportions parfois importantes dans certains pays, comme en France ou aux États Unis en particulier – en atteste la forte hausse de leur coefficient de GINI entre 2007 et 2013 [5].
Pour l’OCDE, trois facteurs explicatifs sont en cause, mais à des degrés divers. Il s’agit en premier lieu de la dégradation de la qualité des emplois et des conditions de travail favorisée par les réformes structurelles du marché, ce que l’OCDE résume sous la forme d’ « emplois non standards » regroupant le travail à durée déterminée, le travail à temps partiel et le travail indépendant. Pour l’OCDE, c’est le caractère paupérisant de ces formes d’emploi qui est en cause dans l’augmentation des inégalités de revenus car ces emplois sont le plus souvent associés à des salaires horaires plus faibles (de l’ordre de 30% en moyenne pour un contrat temporaire à temps plein par rapport à un CDI à temps plein et de 25% en France) et donc à des revenus annuels plus faibles. Ces formes d’emplois ont par ailleurs un accès plus limité à la formation et à la protection sociale et n’offrent pas de porte systématique vers des emplois stables. De ce point vue, la France, dont la croissance de l’emploi sur la période 2007-2013 a été exclusivement portée par celle de l’emploi non standard, présente selon l’OCDE la particularité d’avoir des emplois non standard qui sont plus rarement qu’ailleurs un soutien vers l’emploi stable, à temps plein [6].
Parmi les deux autres facteurs explicatifs à cette remontée des inégalités identifiés par l’OCDE : un affaiblissement quasi général de la redistribution (qui passe par le canal de la fiscalité et des transferts sociaux) et les changements technologiques privilégiant de plus en plus les qualifications.
Le second résultat important auquel aboutit l’étude est la mise en évidence d’un lien négatif entre les inégalités et la croissance, plus précisément le potentiel de croissance de long terme. S’appuyant sur des données harmonisées couvrant les pays de l’OCDE au cours des 30 dernières années, l’analyse économétrique montre que les inégalités de revenu ont un impact négatif et statistiquement significatif sur la croissance future – une augmentation de l’indice de Gini de 3 points (soit la moyenne des pays de l’OCDE pour les 20 dernières années) ferait perdre 0,35 point de croissance / an et sur environ 25 ans ! [7] Le mécanisme explicatif en cause est que les inégalités pèsent sur les opportunités d’éducation pour les populations défavorisées donc limitent le développement de leurs compétences et leur mobilité sociale.
Plus précisément, le rapport révèle que, ce qui joue le plus négativement sur la croissance, c’est le fossé qui sépare non pas uniquement les plus pauvres du reste de la population mais plus largement le fossé qui sépare les 40% des ménages les plus modestes du reste de la population. Plus cet écart est grand et plus l’impact négatif sur la croissance de long terme est élevé. Ce résultat vient conforter d’autres travaux menés à l’échelle nationale et qui n’ont pas, pour cette raison notamment, reçu la même attention. La Banque d’Angleterre par exemple, dans des travaux récents, avait déjà mis en évidence les conséquences de l’augmentation de la flexibilité du marché du travail britannique sur la baisse du niveau de vie moyen des britanniques et par conséquent, pour les mêmes raisons évoquées plus haut, sur le potentiel de croissance future du Royaume-Uni.
Pour l’OCDE, ce constat doit appeler de la part des pouvoirs publics la mise en œuvre de politiques publiques qui sont très éloignées des préconisations traditionnelles de l’OCDE elle-même, du FMI ou encore de la Commission européenne. Pour l’OCDE, il ne s’agit pas uniquement de lutter contre la pauvreté. Pour soutenir la croissance, il faut prendre des mesures visant les revenus modestes dans leur ensemble ce qui signifie augmenter significativement les salaires et d’abord les plus faibles, le maintien d’une politique de redistribution qui bénéficie largement à la population et le renforcement de l’accès aux services publics. Pour les travaux de l’OCDE, ce sont autant d’investissements sociaux qui doivent se traduire sur le long terme par davantage d’emplois et de croissance future. Force Ouvrière n’a pas attendu l’OCDE pour cette analyse et revendiquer en ce sens depuis longtemps.
Le cas de la France : une augmentation rapide des inégalités de revenus partir de 2008
Comme les deux tableaux précédents ont permis de l’observer, les inégalités de revenus ont été contenues en France au cours des vingt-cinq, voire même des quarante dernières années, contrairement au reste des pays développés.
A partir de 2008, dans un contexte où toute l’échelle des niveaux de vie est en recul – un recul général qui se matérialise par la baisse du niveau de vie moyen et la baisse du niveau de vie médian [8] – ce sont les « 10% les plus pauvres » (ou D1) qui subissent la baisse de niveau de vie la plus sévère : - 4,8 % sur la période 2008-2012 [9]. Seule la catégorie des 5% les plus aisés a un niveau de vie qui continue d’augmenter entre 2008 et 2011, de l’ordre de + 3,5% [10].
La baisse des revenus du travail des plus modestes et la dégradation du marché du travail à travers une forte hausse du chômage ainsi qu’un recours accru aux emplois à durée limitée et à temps partiel expliquent largement la baisse du niveau de vie des plus pauvres. L’observation par l’Insee de l’indicateur du « revenu salarial » combinant salaires et volume d’emploi (c’est-à-dire nombres d’heures travaillées dans l’année) le confirme : il a nettement ralenti depuis la crise et il a même « décroché » pour le décile le plus pauvre sous l’effet conjugué d’une diminution de la durée d’emploi et d’une baisse des plus faibles rémunérations [11]. Pour l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), la très faible évolution du Smic, le gel du point d’indice (secteur public) et la baisse continue du pouvoir d’achat des minima sociaux ont accentué ce phénomène de paupérisation d’une catégorie de la population [12].
Il en résulte que, depuis la crise de 2008, et particulièrement sur la période 2008-2011, les indicateurs d’inégalité sont tous repartis à la hausse : qu’il s’agisse du rapport interdécile (D9/D1), de l’indicateur de GINI ou encore des indices de concentration des revenus. Les indices de concentration des revenus sont intéressants en montrant la part croissante que détiennent les 20% les plus aisés dans le « gâteau des revenus » et la part décroissante des 20% les plus modestes. Le rapport entre les deux est monté à 4,6 en 2013, son plus haut niveau enregistré depuis 1996 (tableau 3) [13]. En ce qui concerne la légère correction à la baisse des indicateurs d’inégalités pour 2012, elle s’explique largement selon l’Insee par les mesures fiscales mises en œuvre en 2012 et notamment par la suppression du prélèvement libératoire forfaitaire grâce à laquelle les revenus financiers sont désormais soumis au barème progressif de l’impôt sur le revenu [14] – une revendication fiscale forte de Force Ouvrière.
Avec la crise, la situation sur le plan de la pauvreté s’est elle aussi très nettement dégradée. Le taux de pauvreté a fortement augmenté entre 2008 et 2011, passant de 13% à 14,3% pour redescendre à 13,9% en 2012, un chiffre encore très supérieur à son niveau de 2008 de 13% (tableau 4). En 2012, ce sont ainsi 8,5 millions de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, soit une augmentation de 700 000 personnes par rapport à 2008. En 2010, 8 millions de personnes étaient en précarité énergétique, ils sont 11,5 millions 5 ans plus tard !
Plus nombreuses, les personnes pauvres le sont encore plus que par le passé : la moitié des personnes pauvres vivent avec moins de 780 euros/mois, un niveau qui n’a jamais été aussi bas depuis 2006 note l’Insee. Pour l’ONPES, l’une des caractéristiques de l’évolution du phénomène de pauvreté depuis la crise de 2008 [15] est précisément l’approfondissement de la pauvreté ou l’aggravation de « l’intensité de la pauvreté », c’est-à-dire la baisse continue du niveau de vie des personnes pauvres et l’éloignement de leur niveau de vie du seuil de pauvreté (tableau 4).
Tableau 3. L’augmentation des inégalités de revenus en France depuis la crise : les principaux indicateurs statistiques
1996 | 2005 | 2008 | 2010 | 2011 | 2012 | |
Indice de concentrations des revenus : Masse des niveaux de vie détenus par les 20% les plus modestes (en %) (S20) Lecture : les « 20% les modestes » détenaient, en 2008, 9% de la masse totale des niveaux de vie contre 8,6% en 2012 |
9 | 9 | 9 | 8,7 | 8,6 | 8,6 |
Indice de concentration des revenus : Masse des niveaux de vie détenue par les 20% les plus aisés (100-S80) Lecture : les « 20% les plus aisés » détenaient, en 2008, 38,4% de la masse totale des niveaux de vie contre 39,5 % en 2011, soit 4,6 fois que les « 20% les plus modestes », ligne en dessous |
37 | 38 | 38,4 | 39 | 39,5 | 39,2 |
Rapport (100-S80/ S20) qui met en évidence les écarts entre la masse des revenus détenue par les » 20% des personnes les plus aisées » et celle détenue par les « 20% des personnes les plus pauvres. | 4,1 | 4,2 | 4,3 | 4,5 | 4,6 | 4,6 |
Source : Insee, Portrait social, édition 2014.
Tableau 4. La pauvreté s’accentue avec la crise
2008 | 2009 | 2010 | 2011 | 2012 | |
Taux de pauvreté (en %) [16] | 13 | 13,5 | 14 | 14,3 | 13,9 [17] |
Nombre de personnes pauvres (en millions) | 7,83 | 8,17 | 8,5 | 8,73 | 8,54 |
Intensité de la pauvreté (en %) [18] | 18,5 | 19 | 19 | 19,1 | 20,5 |
Lecture : en 2012, le niveau de vie médian des personnes pauvres était inférieur de 20,5% au seuil de pauvreté. |
Source : Insee, Portrait social, édition 2014.
Toutes ces données démontrent que les choix de politiques économiques et sociales faits actuellement, tant aux niveaux international, européen que français, conduisent à plus de paupérisation et de pauvreté. Y compris chez les travailleurs eux-mêmes.
Plus que jamais, il est indispensable de relancer la croissance en arrêtant la libéralisation, la dérèglementation, la « baisse du coût du travail » ou les contre-réformes sur les droits sociaux et du travail. Comme Force Ouvrière ne cesse de la revendiquer, il faut augmenter partout les salaires, à commencer par le Smic et le point d’indice, augmenter les minimas sociaux et revenir à une politique d’investissements et d’actions publics ambitieuse.
Dérèglementer et libéraliser produisent des pertes d’emplois, dégradent ceux qui demeurent, et interdisent la croissance.
Achevé de rédiger le 19 août 2015