Quand Marc Ferro analyse les ratés de l’Histoire

Enquête par David Rousset

La chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 fait partie de ces bouleversements inattendus qui ont changé l’ordre du monde. Raphaël Thiémard - CC-BY-SA-2.0

Pourquoi sommes-nous parfois incapables d’analyser convenablement une situation alors que la plupart des éléments sont sous nos yeux ? Telle est la question que pose l’historien Marc Ferro dans un livre détonant, L’Aveuglement, aux éditions Tallandier.

C’est en visionnant des images d’actualités prises le 11 novembre 1918 que l’idée d’aborder cette problématique lui est venue à l’esprit. À Berlin, les Allemands fêtent la fin de la guerre avec le même enthousiasme que les vainqueurs car le Haut commandement allemand déclare : « Les soldats reviennent invaincus des champs de bataille. » Ils ignorent l’existence de l’armistice signé à Rethondes qui établit la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre et qui sera bientôt prolongé par le traité de Versailles qui fixera le montant des réparations.

À côté de cet aveuglement collectif, Marc Ferro énumère divers événements des cent dernières années que les élites et/ou les peuples n’ont pas su ou voulu voir et distingue plusieurs formes de cécité lourdes de conséquences. Ainsi l’aveuglement de celui qui ne veut pas voir, à l’instar des Allemands et des Japonais en 1945, incapables d’admettre leur responsabilité de bourreau et préférant opter pour le rôle de martyrs atomiques ou de simples vaincus. Parfois l’aveuglement est doctrinaire, lorsque l’idéologie conditionne jusqu’à la perception du réel, comme en 1956 lors de la publication du rapport Khrouchtchev auquel les dirigeants du parti communiste refuseront de croire.

Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir

Si les dirigeants sont parfois aveugles face aux événements qui se déroulent sous leurs yeux, c’est aussi parce que surgissent sur la scène de l’Histoire de nouveaux acteurs dont la nature et les actes n’entrent pas dans les schémas de pensée traditionnels. Et Ferro de citer les étudiants en mai 1968 ou Al-Qaïda qui a officiellement déclaré la guerre aux États-Unis le 23 août 1996. L’information fut reprise par le prestigieux New York Times qui y consacra... trois lignes. Pourquoi s’intéresser à un milliardaire apatride, jadis allié et sans État, ni frontières, ni armée ?

Le grand tort des Occidentaux est d’analyser les soubresauts du monde en fonction de leur propre histoire. Ainsi, les révolutions sont censées obéir au schéma européen classique qui oppose monarchie et peuple, clergé et laïque. Voilà pourquoi aucun dirigeant n’a saisi la portée de la révolution iranienne de 1978, alliance inédite entre le clergé de Khomeiny et les communistes laïques contre le shah.

Naturellement, on objectera qu’il est facile de dresser l’inventaire des ratés de l’Histoire une fois que celle-ci s’est déployée. Mais la démarche de Marc Ferro consiste précisément à nous éclairer, tant il est vrai que celui qui ignore l’Histoire est condamné à la revivre. 


Focus : Le poids du ressentiment
« Le passé des sociétés est un réservoir inépuisable de ressentiments », estime Marc Ferro, qui voit dans ces derniers un moteur souterrain mais néanmoins puissant.
Qu’il s’agisse des anciens pays d’Europe de l’Est ou des anciennes républiques d’URSS vis-à-vis de la Russie, des Chinois et des Japonais, d’une fraction des Blancs états-uniens qui ne se remet pas d’avoir un Noir à la tête du pays, « de toutes les figures qu’a pu prendre l’aveuglement des sociétés sur leur temps, le ressentiment a bien été et demeure le foyer le plus constant et le plus menaçant ».