Cass. soc., 1er Juin 2016
N°14-19702, FS-PBRI
Faits et procédure
Un salarié, agent de qualité dans une société fabriquant des radiateurs tubulaires, saisit la juridiction prud’homale en résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de l’employeur en raison du harcèlement moral dont il est victime.
A la suite de deux visites de reprise par le médecin du travail, concluant à son aptitude à un poste similaire dans un environnement de travail différent et à l’inaptitude à son poste d’agent de qualité, il est licencié pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement.
Pour rejeter, la demande du salarié au titre du harcèlement moral, la cour d’appel retient que, s’agissant des dispositifs de prévention du harcèlement moral que tout employeur doit mettre en œuvre dans son entreprise, un tel dispositif, en matière de harcèlement moral, ne peut avoir principalement pour objet que de faciliter, pour les salariés, la possibilité d’en alerter l’employeur, directement ou par l’intermédiaire de leurs représentants du personnel.
Et la cour d’appel retient d’une part, que l’employeur avait modifié son règlement intérieur pour y insérer une procédure d’alerte en matière de harcèlement moral et d’autre part, qu’il avait mis en œuvre, dès qu’il avait eu connaissance du conflit entre le salarié et son supérieur hiérarchique immédiat, une enquête interne sur la réalité des faits, une réunion de médiation avec le médecin du travail, le directeur des ressources humaines et trois membres du CHSCT et qu’avait ainsi été décidée une mission de médiation de trois mois entre les deux salariés, confiée au DRH.
Débouté en appel, le salarié forme alors un pourvoi en cassation.
Questions de droit
L’employeur peut-il s’exonérer de sa responsabilité en matière de harcèlement moral ?
Si oui, à quelles conditions ?
Solutions de droit
Opérant un revirement de jurisprudence, la Cour de cassation permet dorénavant à l’employeur de s’exonérer de sa responsabilité lorsqu’une situation de harcèlement moral se produit dans l’entreprise.
Mais il ne peut le faire qu’à des conditions très strictes en termes de prévention et, dans l’affaire présente, ces conditions ne sont pas remplies et l’employeur ne peut s’exonérer de sa responsabilité.
Commentaire
Cet arrêt qui figurera au rapport annuel de la Cour de cassation et qui fait l’objet d’un communiqué de presse, constitue, à n’en pas douter, un arrêt de principe qui s’inscrit dans une évolution significative de la Cour de cassation.
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Dans un arrêt Air France du 25 novembre 2015 (n°14-24444), la chambre sociale a considérablement assoupli sa jurisprudence sur l’obligation de sécurité de résultat, en permettant à l’employeur de s’exonérer de sa responsabilité, en cas d’atteinte à la santé d’un salarié, s’il justifie avoir pris les mesures de prévention nécessaires adaptées pour éviter que le dommage ne se réalise.
La question a alors été immédiatement posée par la doctrine et par la Cour de cassation elle-même, dans la partie de son rapport annuel 2015 relative à l’arrêt du 25 novembre 2015, de déterminer la portée de cette évolution jurisprudentielle et son extension éventuelle au harcèlement moral.
C’est à cette interrogation que répond la chambre sociale dans cet arrêt du 1er juin 2016.
Depuis 2006, la Cour de cassation considère que la protection des salariés contre le harcèlement fait partie intégrante de l’obligation de sécurité de résultat pesant sur l’employeur, de sorte que l’employeur n’a pas la possibilité de s’exonérer en invoquant l’absence de faute de sa part (Cass. soc. 29-6-06, n°05-43914).
Cette ligne jurisprudentielle fondée sur l’obligation de sécurité de résultat née des arrêts dits
Amiante
(Cass. soc., 28-2-02, n°00-10051), s’est maintenue et a régulièrement été rappelée par la chambre sociale, qu’il s’agisse de harcèlement moral ou sexuel.Depuis cette date, l’employeur était considéré comme ayant manqué à son obligation de sécurité de résultat, dès lors qu’un salarié était victime sur le lieu de travail d’agissements de harcèlement exercés par l’un ou l’autre de ses salariés,
quand bien même il aurait pris des mesures en vue de faire cesser ces agissements
(Cass. soc. 3-2-10, n°08-44019 ; Cass. soc., 29-6-11, n°09-69444 ; Cass. soc., 19-11-14, n°13-17729).Cette jurisprudence a été critiquée par les employeurs et une partie de la doctrine. L’argument invoqué était que quelles que soient les mesures mises en œuvre par l’employeur, celui-ci serait toujours reconnu responsable.
Sensible à ces critiques, la chambre sociale a souhaité infléchir sa jurisprudence en permettant à l’employeur de s’exonérer de sa responsabilité mais pas à n’importe quelle condition.
Plutôt que d’une obligation de sécurité de résultat, on peut désormais parler d’une obligation de moyen renforcée, et ce, en termes de prévention.
En d’autres termes
, explique la Cour de cassation dans sa note,la solution adoptée le 25 novembre 2015 [arrêt Air France] marquant une évolution jurisprudentielle dans l’application de l’obligation de sécurité de résultat est étendue à la situation de harcèlement moral en ce sens que l’employeur peut désormais s’exonérer de sa responsabilité en matière de harcèlement moral, quand un tel harcèlement s’est produit dans l’entreprise
.Mais pas à n’importe quelle(s) condition(s)
, insiste la Haute juridiction.En particulier, la seule circonstance qu’il a pris toutes les mesures immédiates propres à faire cesser le harcèlement moral et qu’il l’a fait cesser effectivement
, est unecirconstance nécessaire [mais] pas suffisante
.Il importe également
, estime la chambre sociale, que l’employeurait pris toutes les mesures de prévention visées aux articles L 4121-1 et L 4121-2 du code du travail et notamment qu’il ait [préalablement] mis en œuvre des actions d’information et de formation propres à prévenir la survenance de faits de harcèlement moral
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Le visa des articles L 1152-1, L 4121-1 et L 4121-2, du code du travail ainsi que l’attendu de principe sont en eux-mêmes éloquents.
En effet, alors que dans l’espèce présente, l’employeur est condamné, pour n’avoir pas respecté son obligation de sécurité, l’attendu de principe insiste sur la prévention :Attendu que ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail et qui, informé de l’existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement moral, a pris les mesures immédiates propres à le faire cesser
.L’employeur peut donc s’exonérer de sa responsabilité s’il justifie avoir pris toutes les mesures de prévention définies à l’article L 4121-2 du code du travail.
La chambre sociale abandonne donc la logique initiale de la 2e chambre civile (qui continue de s’appliquer en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle) qui consistait à considérer que le harcèlement subi par un salarié constituait intrinsèquement une violation de l’obligation de sécurité.
Elle se place désormais dans une logique de prévention.
Certains peuvent y voir un signe positif destiné à encourager l’employeur à établir une vraie politique de prévention. Il ne faudrait pas cependant, que l’employeur se contente de pseudo-mesures de prévention qui ne soient, en réalité, que de l’affichage et de la poudre aux yeux.
Si comme l’indique l’arrêt, l’employeur doit désormais justifier avoir pris toutes les mesures de l’article L 4121-2 et dans l’ordre fourni par le texte, cela signifie qu’il doit :
- 1° - éviter les risques ;
- 2° - évaluer les risques qui ne peuvent être évités ;
- 3° - combattre les risques à la source ;
- 4° - adapter le travail à l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;
- 5° - tenir compte de l’état d’évolution de la technique ;
- 6° - remplacer ce qui est dangereux par ce qui n’est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;
- 7° - planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l’organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu’ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1 ;
- 8° - prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;
- 9° - donner les instructions appropriées aux travailleurs.
Certains auteurs [1] estiment que, contrairement aux apparences, cette nouvelle jurisprudence ne facilitera pas la tâche des employeurs :
En matière de harcèlement, dont on rappellera qu’il est aussi une atteinte à la dignité, l’employeur doit réagir à tous les signaux et même aux signaux faibles, d’une situation de harcèlement qui lui parviennent. La « prévention » du harcèlement suppose une action en amont, propre « à prévenir la survenance de fait de harcèlement moral ». Dès que l’employeur est informé de faits (quelle que soit leur qualification ultérieure) susceptibles de constituer un harcèlement moral, il a l’obligation d’agir et de construire son action dans la rationalité imposée par les textes (qui d’ailleurs est la même rationalité qui s’impose à lui en matière de choix économiques). On déduira aisément d’une part, que lorsqu’il agit conformément au principe posé à l’article L 4121-1 et à la méthodologie imposée par l’article L 4121-2, il doit être considéré comme ayant satisfait à son obligation de sécurité de résultat, mais d’autre part, que lorsque le harcèlement est l’effet (voulu ou accepté ce qui revient au même) de choix de gestion, il lui sera mécaniquement impossible d’arguer de sa méconnaissance de la situation.
En effet, on peut légitimement se poser la question des harcèlements liés à des choix de gestion, en d’autres termes, des harcèlements organisationnels liés, par exemple, à des manques de personnel.
Dans ces hypothèses, en quoi une série de mesures prises du type groupe de travail sur les RPS (risques psycho-sociaux), ou formation, pourrait-elle suffire à permettre à l’employeur de s’exonérer de sa responsabilité et justifier le respect de son obligation légale de prévention ?
Dans l’espèce présente, l’employeur avait pris quelques mesures destinées à faire cesser le harcèlement (médiation…) mais ne justifiait pas avoir pris préalablement toutes les mesures de prévention visées aux articles L 4121-1 et L 4121-2 et, notamment,
avoir mis en œuvre des actions d’information et de formation propres à prévenir la survenance des faits de harcèlement
.C’est donc sur la mise en œuvre effective d’actions d’information et de formation – qui peuvent être purement formelles – que les employeurs risquent désormais de s’appuyer pour démontrer qu’ils ont respecté leur obligation légale de prévention et réclamer ainsi une exonération de leur responsabilité.
Or cela ne peut suffire.
Loin de tarir le contentieux, cette porte ouverte par la Cour de cassation à la possibilité pour l’employeur de s’exonérer de sa responsabilité va contraindre les juridictions à vérifier, de manière précise, si l’employeur a bien rempli deux conditions cumulatives :
– dès l’instant où il aura été informé de l’existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement moral, l’employeur devra impérativement prendre les mesures immédiates propres à faire cesser le harcèlement – Dans son communiqué joint à l’arrêt, la Cour de cassation précise même que l’employeur devra l’avoir
fait cesser effectivement
- Mais cette condition nécessaire ne sera pas suffisante ;– l’employeur devra justifier aussi qu’il a respecté une vraie logique de prévention en amont en ayant mis en place toutes les mesures énumérées à l’article L 4121-2.
Mais quel contrôle exerceront les juges sur la réalité et la pertinence des mesures de prévention que l’employeur invoquera pour échapper à une sanction ?
Dans un arrêt du 8 juin 2016 (n°14-13418) qui sera, lui aussi, publié au rapport annuel de la Cour de cassation, la chambre sociale procède à un nouveau revirement en matière de qualification du harcèlement moral.
Après avoir fixé les lignes directrices et la méthodologie à suivre par les juges du fond, elle rend à ces derniers leur liberté d’appréciation des faits constitutifs ou non de harcèlement.
Sous réserve que le mécanisme probatoire soit respecté, la Cour décide de renvoyer la question de l’existence d’un harcèlement moral à l’appréciation souveraine des juges du fond…
En sera-t-il de même en matière d’appréciation des mesures de prévention ?
ARRÊT Cass. soc., 1er Juin 2016 N° 14-19702, PBRI LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l’arrêt suivant : Attendu que ne méconnaît pas l’obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, notamment en matière de harcèlement moral, l’employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail et qui, informé de l’existence de faits susceptibles de constituer un harcèlement moral, a pris les mesures immédiates propres à le faire cesser ; Attendu selon l’arrêt attaqué, que M. X..., engagé le 27 janvier 1997 par la société Finimétal en qualité d’agent de fabrication de radiateurs tubulaires, exerçant en dernier lieu les fonctions d’agent de qualité, a saisi la juridiction prud’homale le 22 mars 2011 en résiliation judiciaire aux torts de l’employeur de son contrat de travail et en paiement de dommages-intérêts pour harcèlement moral et indemnités de rupture ; qu’à cette instance, est intervenu volontairement son supérieur hiérarchique M. Y... ; qu’à la suite de deux visites de reprise par le médecin du travail les 5 et 21 juillet 2011 concluant à son aptitude à un poste similaire dans un environnement de travail différent et à l’ inaptitude à son poste d’agent de qualité, il a été licencié par lettre du 27 décembre 2011 pour inaptitude physique et impossibilité de reclassement ; Attendu que, pour rejeter la demande du salarié au titre du harcèlement moral, la cour d’appel a retenu que s’agissant des dispositifs de prévention du harcèlement moral que tout employeur doit mettre en œuvre dans son entreprise, il convient de souligner que de par la nature même des faits de harcèlement moral qu’il s’agit de prévenir, un tel dispositif ne peut avoir principalement pour objet que de faciliter pour les salariés s’estimant victimes de tels faits la possibilité d’en alerter directement leur employeur ou par l’intermédiaire de représentants qualifiés du personnel, que l’employeur justifiait avoir modifié son règlement intérieur pour y insérer une procédure d’alerte en matière de harcèlement moral, avoir mis en oeuvre dès qu’il a eu connaissance du conflit personnel du salarié avec son supérieur hiérarchique immédiat une enquête interne sur la réalité des faits, une réunion de médiation avec le médecin du travail, le directeur des ressources humaines et trois membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail en prenant la décision au cours de cette réunion d’organiser une mission de médiation pendant trois mois entre les deux salariés en cause confiée au directeur des ressources humaines ; Qu’en statuant ainsi, sans qu’il résulte de ses constatations que l’employeur avait pris toutes les mesures de prévention visées aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail et, notamment, avait mis en oeuvre des actions d’information et de formation propres à prévenir la survenance de faits de harcèlement moral, la cour d’appel a violé les textes susvisés ; Et attendu que la cassation des dispositions de l’arrêt sur le harcèlement moral attaquées par le premier moyen entraîne par voie de conséquence la cassation des dispositions de l’arrêt visées par le second moyen concernant la résiliation judiciaire, le paiement des indemnités de rupture et de dommages-intérêts à ce titre ; PAR CES MOTIFS : CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu’il a confirmé la condamnation de la société à payer à M. X... la somme de 439,58 euros brut au titre de rappel de salaire avec intérêts au taux légal à compter du 22 mars 2011, l’arrêt rendu le 20 décembre 2013, entre les parties, par la cour d’appel de Douai ; remet, en conséquence, sur les autres points, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel d’Amiens. |