Services publics : la dématérialisation a ses limites

Service Public par Valérie Forgeront

Jacques Toubon, Defenseur des Droits. © HAMILTON/REA

Le Défenseur des droits ainsi que la Cour des comptes ont étudié les modes d’accès des usagers aux services publics et notamment leur recul au profit du tout numérique. Si l’utilisation d’internet représente bien sûr un progrès, la seule possibilité d’accéder à un service par ce biais laisse des millions d’usagers au bord de la route. Un clic ne remplace pas la relation directe avec un agent public.

Au nom des économies à réaliser auxquelles l’exécutif ajoute volontiers la portée, l’accès aux services publics est de plus en plus dématérialisé. A défaut d’un accueil physique pour renseigner l’usager –le gouvernement prévoit de supprimer 120 000 postes de fonctionnaires d’ici 2022- nombre de services publics sont désormais accessibles essentiellement en ligne, c’est-à-dire via internet.

L’utilisation d’un outil supplémentaire, rapide et moderne pour accéder aux services est forcément un progrès dans le sens où l’évolution technologique peut profiter à tous. Mais c’est là justement que le bât blesse. Dans un récent rapport, le Défenseur des droits, institution créée en 2011 et indépendante de l’État, souligne le lien entre « dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics ».

Le rapport insiste ainsi sur le nombre de saisines qui portent désormais sur ce problème d’inégalité d’accès aux services. Absence de connexion internet et/ou d’équipement pour certaines personnes, absence de compte bancaire (500 000 personnes en France) et donc impossibilité de recevoir un virement bancaire par internet pour d’autres, problème de confusion entre sites publics et sites privés pour les demandes en ligne de carte grise par exemple, difficultés d’accès aux renseignements à cause de sites inadaptés, problèmes lors d’un changement d’adresse mail à l’occasion d’une démarche administrative dématérialisée… Beaucoup de citoyens, usagers de services connaissent des problèmes « d’accès » qui de désagréments peuvent virer à la catastrophe.

Le risque « d’exclusion » de millions d’usagers

Quelle peut être encore « la conséquence des zones blanches (zones non couvertes par le réseau d’un opérateur mobile, Ndlr) dans l’accès au droit » ? Le Défenseur cite un exemple inquiétant. « Monsieur X a été radié de Pôle emploi en raison de deux absences à des rendez-vous avec son conseiller. Or, Monsieur X. réside dans un secteur qualifié de « zone blanche » et n’a jamais reçu à temps les mails de convocation et les sms sur son téléphone portable. À la suite de l’intervention du Défenseur des droits, Pôle emploi est revenu sur sa décision de radiation ».

Rappelant « les principes fondateurs du Service public », soit les principes de continuité et de l’égalité, mais aussi d’adaptabilité ou de mutabilité (obligation d’assurer un accès « normal » aux services dans le cadre de leur adaptation Ndlr), le Défenseur des droits met en garde contre la « fracture sociale et territoriale » autrement dit -« l’exclusion » pour certaines personnes- que peut induire le seul outil numérique pour l’accès aux services publics.

Par quelques chiffres, le rapport met en quelque sorte les choses au point. Le Défenseur rappelle par exemple que 0,7% des Français (soit 500 000 personnes) « n’ont pas accès à une connexion internet fixe ». Et de préciser que « dans les communes de moins de 1000 habitants (75% des communes de France et 15% de la population), plus d’un tiers des habitants ne bénéficie pas d’un accès internet de qualité ». Le rapport caractérise aussi la « fracture sociale et culturelle ».

Un manque d’accompagnement

Les jeunes sont-ils, comme il est habituel de le dire, des as de la pratique en ligne ? Si le taux de connexion à internet est de 54% pour les non diplômés et grimpe à 94% pour les diplômés de l’enseignement supérieur, on recense toutefois 17% des moins de 18 ans qui connaissent une « réelle difficulté pour les démarches administratives » tempère le Défenseur.

Enfin résume l’institution, « en 2017, 12% de la population âgée de 12 ans et plus, soit sept millions de personnes ne se connectent jamais à internet et un tiers des Français s’estime peu ou pas compétent pour utiliser un ordinateur, soit 18 millions de personnes ». Le Défenseur évoque par ailleurs les « laissés pour compte » de la dématérialisation : les détenus, les personnes en situation de handicap, les majeurs protégés.

En conséquence, il pointe « l’insuffisance dans l’accompagnement » des personnes n’utilisant pas ou peu internet. Cette situation peut être dramatique analyse-t-il encore. « Plus la personne est en situation de vulnérabilité numérique ou administrative, plus elle est susceptible d’avoir recours à un tiers payant, ce qui représente un risque de rupture d’égalité devant le Service public ». Ces personnes payent des services alors qu’elles pourraient effectuer gratuitement les démarches, risquent par ailleurs de se faire escroquer indique encore le rapport qui émet plusieurs recommandations. Parmi celles-ci, la prise en compte, par une clause de protection, de la difficulté des usagers dans l’accès dématérialisé aux services, améliorer et simplifier les démarches…

La nécessité d’imposer plusieurs modalités d’accès

Pour le Défenseur des droits, il faut donc une « alternative systématique aux démarches dématérialisées ». Le rapport souligne que « la réalisation des démarches administratives dématérialisées doit demeurer une possibilité ouverte à l’usager et non devenir une obligation. L’usager doit pouvoir choisir le mode de communication le plus approprié à sa situation lorsqu’il échange avec l’administration ».

C’est ce que prévoit déjà la législation mais pas assez semble-t-il. « Les administrations créant une obligation pour l’usager de saisir l’administration par la voie électronique outrepassent les possibilités qui leur sont ouvertes par le droit en vigueur et entravent, ainsi, l’accès aux services concernés ».

Pour le Défenseur et afin de « garantir l’application du principe de non obligation du recours aux procédures dématérialisées, il semble urgent de compléter le dispositif législatif régissant les relations entre l’administration et les usagers ». Il « recommande par conséquent l’adoption d’une disposition législative au sein du code des relations entre les usagers et l’administration imposant de préserver plusieurs modalités d’accès aux services publics pour qu’aucune démarche administrative ne soit accessible uniquement par voie dématérialisée ».

L’institution félicite l’État d’avoir tenu compte dans le cadre de la « dématérialisation du recouvrement de l’impôt » des personnes ne disposant pas d’internet ou ne pouvant pas réaliser leur déclaration d’impôt sur le revenu en ligne. Elle note toutefois « que ce dispositif est transitoire et marque sa préoccupation sur ce qui adviendrait s’il y était mis fin »…

Vraiment aucun abandon du territoire rural ?

De son côté, la Cour des comptes a réalisé une enquête, publiée le 20 mars, sur « l’accès aux services publics dans les territoires ruraux ». Enquête commandée par le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée.

Les magistrats qui ont assorti cette étude de sept exemples sur le territoire estiment d’abord que « rapportée à la population, l’implantation des services publics dans les territoires ruraux demeure globalement dense, parfois même supérieure à celle du reste du territoire national, mais varie cependant fortement selon les réseaux considérés ».

La Cour qui souligne le caractère « essentiel » de l’utilisation de la voiture dans ces territoires et repousse l’idée assez répandue de l’« abandon » de ces territoires préconise de « rendre cohérente la réorganisation des services de l’État ».

L’enquête assure encore que « l’offre de services dans les territoires en déclin démographique doit évoluer pour correspondre aux nouveaux besoins qui s’y manifestent, et ainsi permettre de garantir l’égal accès aux services publics sur l’ensemble du territoire, étant entendu que l’accès physique au service public ne garantit pas la qualité du service offert à l’usager ».

Les fonctionnaires goûteront probablement la remarque. Particulièrement ceux dont les postes ont été supprimés dans des services publics en secteur rural. Après moultes réformes (Reate, RGPP, réforme territoriale…) qui ont conduit notamment à déclarer l’échelon régional comme tout puissant et organisateur des services et à destructurer les implantations des services déconcentrés de l’État, le maillage territorial des services a pris du plomb dans l’aile.

Les conséquences concrètes de la désertification

Depuis les années 2000, des dizaines de milliers de postes ont été supprimés, des services publics ont fermé (trésoreries, écoles, postes, hôpitaux, implantations douanières…). Si ce n’est pas un abandon ou une désertification des services du territoire, par un désengagement notamment financier de l’État, cela y ressemble fort.

Ainsi, depuis des années, Force Ouvrière demande à l’État l’ouverture d’un véritable débat sur les services publics, leurs missions et emplois et cela en tenant compte de leurs besoins pour maintenir les implantations locales et la qualité de service due aux usagers.

Pour la Cour, la solution pour l’accès aux services publics locaux passe notamment par « le déploiement d’un réseau numérique performant et par une préparation et un accompagnement, aujourd’hui souvent inexistants, des publics fragiles ou des zones sous-équipées ». Les magistrats analysent les « limites de l’accès physique et numérique » et soulignent que « l’accès physique à certains services doit cependant continuer de faire l’objet d’une attention particulière ».

La Cour remarque ainsi qu’en zone rurale, donc « hors des grandes agglomérations, les déplacements ont augmenté en moyenne de 6 % en durée et de 12 % en distance à vol d’oiseau ». On peut constater que les zones d’activités se sont éloignées des zones de résidences et il n’est pas infondé de voir en ce phénomène la manifestation concrète de la désertification. Les magistrats pointent simplement les difficultés de déplacements des habitants de la ruralité (gares éloignées, transports interurbains peu développés…).

Vers du tout numérique ?

« Au total, l’absence de solution globale » rend l’usage de la voiture incontournable analysent-ils … Cela effectivement pour accéder à des services implantés de plus en plus loin des usagers comme le souligne et le déplore Force Ouvrière depuis des années. Le numérique est-il alors « La solution » ? Pour la Cour « la fracture numérique est génératrice d’inégalités d’accès » aux services. Comme le Défenseur des droits, elle évoque « l’obstacle » actuel d’une couverture numérique insuffisante et des « objectifs de couverture qui demeurent pénalisants pour les territoires ruraux », notamment en termes de débits.

Elle rappelle aussi que, selon le secrétariat d’État au numérique « 13 millions de Français sont en difficulté avec l’accès au numérique et/ou son usage, soit près de 20 % de la population. 40 % sont inquiets à l’idée de réaliser leurs démarches administratives en ligne et un tiers estiment qu’un accompagnement dans un lieu dédié est le plus adapté pour maîtriser les usages numériques. Le Baromètre du numérique de 2017 montre que 33 % des Français (environ 18 millions de personnes) se qualifient comme peu ou pas du tout compétents pour utiliser un ordinateur ».

Que faire alors face à cette situation de difficulté d’accès des usagers aux services ? Pour les magistrats, la présence des services publics en zone rurale « est appelée à se diversifier ».

Concrètement ? Si explique la Cour « certains services (la gendarmerie, l’école, La Poste) maintiennent une forte présence physique de proximité d’autres, comme les sous-préfectures, Pôle emploi ou la DGFiP (finances publiques, Ndlr)) sont ou ont vocation à être de plus en plus accessibles de façon dématérialisée ».

Le massacre des services, d’une réforme à l’autre

La destruction des implantations a largement commencé… Selon les propres chiffres de la Cour, entre 2013 et 2017, le nombre d’écoles du 1er degré en zone rurale a reculé de 5,31% (contre -2,05% en zone urbaine). Autre exemple, la Poste qui a fermé nombre de sites se doit d’« adapter son réseau de points de contact, notamment en concluant des partenariats locaux publics ou privés » rappelle la Cour saluant ce que la Poste fait déjà, notamment via « une diversification des types de points de contact ».

Pour tous les services publics « les modalités d’accès, comme la relation à l’usager, ont profondément changé. Dans le cadre de directives nationales, les administrations d’État et les opérateurs sociaux ont rationnalisé leurs effectifs, réorganisé leurs services et réduit leurs implantations territoriales » explique encore la Cour.

L’accueil individuel dans les sous-préfectures a été supprimé et leurs missions bouleversées et réduites (depuis la réforme RGPP de 2007 puis plan préfectures nouvelles de 2014). Les préfectures ont vu aussi leur rapport à l’usager totalement changer. Certaines demandes de titres (carte d’identité, passeport…) sont désormais totalement dématérialisées. Que pense par ailleurs la Cour de l’avenir des implantations locales du secteur des finances publiques, la DGFIP, dont les agents organisent depuis plusieurs mois des actions pour défendre justement ces implantations et les postes afférents ?

Pour la Cour qui relève paradoxalement que le nombre de trésoreries a reculé de plus de 8% entre 2011 et 2013, « la qualité d’accès doit pouvoir être conciliée avec un resserrement nécessaire du réseau ». Et d’enfoncer le clou… « Le nombre d’agents qui se consacrent au calcul de l’assiette et à la collecte de l’impôt est supérieur, même compte tenu de la population, à ce qu’il est dans les pays comparables de l’OCDE ». Est-ce sous-entendre que l’on pourrait encore le réduire ?

Quid des besoins ?

La Cour se plaît à évoquer la position de l’administration, contestée par les agents et leurs représentants, par FO entre autres. « Ce réseau compte un très grand nombre de petites unités. En 2017, 631 trésoreries comptent entre un et quatre ETP, plus de 1 600 ont moins de dix agents. La DGFiP reconnaît que la multiplication de petites, voire très petites unités, entraîne des difficultés d’accès, une moindre qualité du service pour l’usager et un fort déficit d’attractivité pour les agents ».

Les fonctionnaires, surchargés de travail, sollicités entre autres actuellement pour répondre à la mise en œuvre de la réforme du prélèvement à la source apprécieront sans doute aussi les remarques sur « la qualité d’accueil qui se réduit ». La DGFIP « prépare une réorganisation de grande ampleur de son réseau » semble de son côté se réjouir la Cour.

Les magistrats critiquent en revanche le financement de la politique d’accès aux services. Dotations diverses émanant de l’État ou de l’Union européenne… Ces financements sont « mal connus, non consolidés, éclatés et instables » assène la Cour. Ils ne tiennent pas suffisamment compte des besoins des usagers poursuit-elle, saluant le principe de l’expérimentation (prévue dans le cadre de Action publique 2022) d’une organisation des services tels dans le Lot.

La théorie de « l’autonomisation » de l’usager

Cette expérience a débouché « sur le choix de trois solutions » explique la Cour. « La mise en place d’un agent polyvalent situé au guichet, la création d’un service public itinérant (car des services publics) pour les communes rurales, et le partage de données entre opérateurs sociaux afin de simplifier les démarches de l’usager et de lutter contre le non-recours aux droits ». Les magistrats se félicitent que cette expérience de « réinvention du Service public » ait été reprise ailleurs.

Pour la Cour, il faut repenser l’accueil, l’accès aux services par une stratégie se voulant « multicanal ». En quoi cela consisterait ? « Pour les démarches de premier niveau (consultation et déclaration de situation), la relation doit être prioritairement dématérialisée. L’orientation doit donc tendre à mettre en place un espace internet individualisé, accessible en permanence, l’autonomisation de l’usager étant privilégiée. La stratégie d’accueil des usagers doit désormais intégrer des offres alternatives telles que les espaces publics numériques ou les MSAP (maisons de services au public, Ndlr) qui, du fait de leur maillage, constituent pour les territoires ruraux un puissant relais des administrations et des services publics ».

Il faut apporter de l’aide aux usagers afin de les guider dans l’accès numérique concède cependant la Cour. Ils semblent assurément en avoir besoin. L’exemple cité par la Cour des Comptes elle-même est révélateur. Ainsi dans le département de l’Aisne, l’accueil physique du réseau DGFIP a reculé de 18,5% entre 2013 et 2018. Dans le même temps, le nombre d’appels téléphoniques a augmenté de 244,6%... A l’évidence les usagers ont besoin des agents pour les conseiller dans leurs démarches. Le « tout dématérialisé » a ses limites.

Valérie Forgeront Journaliste à L’inFO militante