Baptiste Bouthier : Quand vous repensez à 2011, qu’est-ce qui prédomine : le bonheur, la fierté d’un résultat inattendu et de ces dix jours avec le maillot jaune, ou des regrets de n’avoir pas pu faire encore mieux ?
Thomas Voeckler : Quelques regrets, oui. La plus grosse erreur : le jour où j’ai perdu le maillot. Avec mon équipe (Europcar), on a cru que Cadel Evans n’était pas en forme parce qu’il n’avait pas suivi l’attaque, dès le début d’étape, d’Alberto Contador et Andy Schleck, dans le col du Télégraphe. Il n’avait en fait eu qu’un ennui mécanique et son équipe a contrôlé la course de l’arrière, pendant que je perdais beaucoup de forces dans le Télégraphe puis le Galibier. J’ai réussi à limiter la casse ensuite dans l’Alpe d’Huez, sans ça, je pense que j’aurais terminé deuxième du Tour, pas au pied du podium.
B. Bouthier : Est-ce votre plus beau souvenir du Tour ?
T. Voeckler : C’est difficile de faire un choix, de hiérarchiser. J’ai plein de souvenirs : mes quatre victoires d’étape, mes dix autres jours en jaune en 2004, mon maillot à pois en 2012…
L’édition 2011 a davantage marqué les esprits : on me dit souvent que c’était le plus beau Tour jusqu’à celui de 2019, avec les exploits de Julian Alaphilippe et Thibaut Pinot. Mais je mentirais si je disais que 2011 est au-dessus du reste à mes yeux, ce sont des émotions différentes. En revanche, l’épopée collective de cette année-là est unique dans ma carrière. L’équipe avait failli disparaître quelques mois plus tôt et j’étais entouré de coéquipiers qui étaient aussi des amis proches, c’était très fort.
B. Bouthier : Vous avez pris votre retraite sportive en 2017 et, dès l’année suivante, vous êtes devenu consultant sur France Télévisions. C’était un projet mûri de longue date ?
T. Voeckler : J’ai toujours été à l’aise avec les médias, mon franc-parler faisait de moi un « bon client ». Du coup, j’ai eu des propositions avant même d’arrêter le vélo, ce qui m’a permis d’y réfléchir avant ma retraite. C’est un univers qui m’attirait, à condition de garder un rôle sur le terrain. C’est pour ça que je suis bien sur la moto et que je ne me vois pas passer un jour en cabine, même si je changerai peut-être d’avis. J’aime bouger, être dans l’action. Aller au départ, voir ce qui se passe, discuter avec les coureurs, les directeurs sportifs… Il y a de la vie. J’ai une petite expérience en cabine sur d’autres chaînes. Je me suis senti moins bon, pas à ma place.
B. Bouthier : Même si vous parcourez toujours les routes du Tour de France, on imagine que le faire à moto n’a rien à voir avec le fait de le faire à vélo…
T. Voeckler : C’est très différent bien sûr. Honnêtement, c’est impressionnant : je ne sais pas comment les coureurs s’y prennent pour réaliser cette performance – alors que je faisais la même chose ! C’est magnifique à voir, la souffrance, la technique, la maîtrise, la stratégie… Mais la moto c’est difficile aussi, pour d’autres raisons. Je ne me rendais pas compte de tout ce qu’il y avait derrière. J’ai par exemple six canaux radio à gérer à la fois. C’est difficile aussi de ne pas en faire trop, de rester soi-même sans prêter attention aux commentaires que l’on suscite. Mais le plus compliqué, c’est de ne pas voir la course à la télé. Je suis souvent à l’avant de la course, je n’ai pas de vue d’ensemble. Dans ces conditions, six heures de course c’est six heures de concentration où je dois bien écouter tout dans mon casque pour savoir ce qu’il se passe. Mentalement, c’est vraiment dur. J’ai fait cinq fois Paris-Roubaix dans ma carrière de cycliste, je peux vous dire que la première fois que je l’ai fait sur la moto, j’étais davantage cramé ! Pas physiquement bien sûr, mais mentalement. Je n’avais plus les idées claires.
B. Bouthier : Vous êtes désormais à la retraite, en qui vous reconnaissez-vous désormais ? Qui serait le Thomas Voeckler d’aujourd’hui ?
T. Voeckler : Il ne faut pas le chercher, je crois… Un coureur comme Julian Alaphilippe est bien plus talentueux que moi, on n’évolue pas dans la même catégorie ! Le contexte a changé aussi, fort heureusement. Notre sport a longtemps été montré du doigt, à juste titre puisque pas mal de coureurs ne respectaient pas les règles, mais depuis au moins une dizaine d’années nous pouvons être cités en exemple.
B. Bouthier : À défaut d’y être parvenu en 2011, pensez-vous qu’un coureur français actuel peut enfin gagner le Tour ? Bernard Hinault reste toujours le dernier en date, c’était en 1985, ça commence à sérieusement dater…
T. Voeckler : Ce qui est sûr, c’est qu’il y a cinq ans j’aurais répondu non et désormais je réponds oui. Ça ne veut pas dire qu’un Français gagnera le Tour de France dans les trois prochaines années, mais nous jouons dans le haut du tableau. Julian Alaphilippe, si toutefois il souhaite s’orienter vers ça, ou Thibaut Pinot, s’il retrouve sa meilleure santé, restent nos deux plus belles cartes. Il ne faut pas oublier non plus Romain Bardet, et je pense que David Gaudu et Guillaume Martin devraient continuer à progresser. Il y aura un successeur à Bernard Hinault ! Mais cette année, avec les deux contre-la-montre, cela s’annonce compliqué…
B. Bouthier : Votre après-carrière ne se passe pas que sur la moto : vous êtes aussi, depuis l’été 2019,
le sélectionneur de l’équipe de France de cyclisme.
T. Voeckler : Oui, et mon rôle de consultant sur la moto m’aide beaucoup. J’y vois des choses que je ne verrais pas autrement. Des signaux de performance bien sûr, mais aussi des complicités ou des inimitiés entre coureurs, que l’on ne voit pas forcément à la télévision. Et cela m’est utile pour ma casquette de sélectionneur de l’équipe de France.
B. Bouthier : S’il n’y a pas de victoire française sur le Tour, peut-être y en aura-t-il une aux Jeux olympiques (à Tokyo à la fin juillet) ou aux Mondiaux (en Belgique à la fin septembre), vos deux rendez-vous majeurs de la saison avec la sélection ?
T. Voeckler : On a déjà obtenu une victoire l’an dernier avec le titre mondial de Julian Alaphilippe ! Apprécions déjà cela. Connaissant Julian, je sais qu’il ne se reposera pas là-dessus, mais le parcours olympique est très sélectif et l’adversité s’annonce énorme… Aux Mondiaux, même si le tracé lui va bien, il convient surtout aux monstres que sont Mathieu Van der Poel et Wout Van Aert, ce dernier sera en plus à domicile. Mais c’est sûr qu’avec la fonction que j’occupe, si je dois choisir entre un Français sur le podium du Tour et un Français champion du monde ou champion olympique, vous connaissez ma réponse !