Un autre monde de Stéphane Brizé : quand le travail contamine la vie personnelle

Les articles de L’InFO militante par Chloé Bouvier, L’inFO militante

Après La loi du marché, et En guerre, le réalisateur Stéphane Brizé et l’acteur Vincent Lindon se penchent sur la vie et les conditions de travail des cadres supérieurs. Le film Un autre monde illustre notamment les impacts dramatiques que peut avoir le travail sur la vie de couple.

Le groupe Elsonn a décidé d’un plan social avec licenciement de 58 salariés. Mais le nombre de victimes va bien au-delà. Pour le réalisateur Stéphane Brizé, il faut en ajouter deux autres : le cadre qui doit exécuter ce plan et sa femme. Tous deux font le constat douloureux de l’impact du travail, et plus largement de la sphère professionnelle, sur leur couple.

La première scène du film Un autre monde est éloquente : deux avocats assistent Philippe Lemesle (Vincent Lindon) et Anne, sa femme (Sandrine Kiberlain), lors de leur divorce. La parole d’Anne en dit long : Moi je dépends de ton travail, je suis mariée avec le groupe Elsonn, lance-t-elle à son ex, qui est à la tête d’un site de production du groupe et auquel la direction demande de mettre en œuvre un plan social décidé au nom d’économies à réaliser alors que le groupe affiche des bénéfices.

Le film dépeint une vie de couple qui se délite, étouffée par le travail de l’un, un couple dont la fin paraît inévitable malgré l’amour. A l’écran, l’intime et le professionnel se mêlent, le deuxième grignotant inexorablement la vie privée, un sujet rarement évoqué au cinéma. Le travail de Philippe Lemesle est partout, omniprésent : sur son ordinateur, son portable mais aussi dans sa tête et en permanence. Chronophage, obsédant, angoissant. Et les scènes le montrant dans son usine, à son bureau tard le soir, ou auprès des autres cadres du groupe sont bien plus nombreuses que celles montrant les moments qu’il partage avec sa famille. L’homme est absorbé, dévoré par son travail, aux prises avec ses doutes, avec les injonctions, souvent contradictoires, de la direction... Il s’agit d’une réalité que connaissent bien les cadres. Pour écrire ce film, Stéphane Brizé a d’ailleurs longuement interrogé une vingtaine d’entre eux et s’est appuyé sur leurs témoignages.

Quand la charge mentale du travail qui déborde sur la vie privée

Une étude Ifop-Mooncard, intitulée « Charge mentale : Comment le travail empoisonne notre vie privée » et publiée en novembre 2019, s’est penchée sur le sujet. En se basant sur un échantillon représentatif de 1 000 cadres français, le constat est sans appel : le travail s’immisce dans la vie privée. Ainsi, 95 % des cadres pensent à leur travail le soir en rentrant à la maison. Ce syndrome porte un nom : « le vase qui déborde ».

Cette charge mentale, caractéristique d’un poste à responsabilité, semble dangereuse pour la vie personnelle, familiale et amoureuse. Selon la même enquête, les cadres qui pensent très souvent à leur travail chez eux le soir sont deux fois plus nombreux que les autres à juger que cela génère « souvent » des tensions avec leur conjoint ou leurs proches. Ils sont ainsi 58% alors que ceux qui pensent à leur travail « de temps en temps » sont 27% à déclarer la présence de tensions. 17% pour ceux qui disent ne jamais penser à leur travail lorsqu’ils sont chez eux.

Cette absence de déconnexion mentale du travail fait des victimes dans les proches, à commencer par les conjoints. 72 % des personnes interrogées par l’Ifop reconnaissent ainsi des tensions avec leur conjoint ou leurs proches en raison du stress au travail. À l’époque, j’ai pas signé pour que tu ramènes tous tes problèmes à la maison, ce n’était pas ça le deal, lance Anne (Sandrine Kiberlain) à Philippe Lemesle (Vincent Lindon). Dans Un autre monde, le lien de cause à effet est évident entre la séparation du couple et le stress que génère l’exécution de ce plan social aberrant que Philippe doit mettre en œuvre, selon la consigne venue de très haut. Débordé, il perd le contrôle de sa vie qu’il a offerte à son travail. Une aliénation qui ne dit pas son nom.

Chloé Bouvier

L’inFO militante Le bimensuel de la Confédération