Au Granon, le roi est mort, vive le roi !

Tour de France par Baptiste Bouthier, L’inFO militante

© Benj05-Wikipedia

Le Tour revient au sommet du col où, il y a trente-six ans, Bernard Hinault avait porté le maillot jaune pour la dernière fois de sa vie. L’un des épisodes marquants d’un Tour 1986 digne d’un roman.

© Clara Langlois Lablatiniere-ASO

Bernard Hinault souffre. Cela se voit à sa façon de pédaler,  avec les oreilles comme disent les coureurs, dans un rythme heurté, les épaules qui bougent à gauche et à droite. Tandis qu’il fend la foule, dans la montée du col de Granon, il porte sur lui tous les attributs du champion qu’il est. Le dossard n°1, qui témoigne de sa victoire sur le Tour un an plus tôt, la cinquième de sa carrière. Le maillot jaune surtout, son bien le plus précieux, dans la quête d’un sixième sacre que personne n’a réussi à obtenir avant lui. Mais ces médailles, à cet instant, ne sont d’aucun secours à Hinault. Le Breton vit pleinement la solitude du coureur, seul sur sa machine, seul face à la pente, seul avec sa douleur. Foutu Granon.

20 juillet 1986, 17e étape du Tour de France. Jour de record : en traçant l’arrivée au sommet du col du Granon, la Grande Boucle s’offre l’arrivée au sommet la plus haute de son histoire, à 2 404 mètres d’altitude. Depuis, le record a été battu (2 645 mètres pour le Galibier en 2011) mais le Tour n’est plus revenu au Granon, avant cet été 2022, à l’occasion de la 11e étape. Trente-six ans, une éternité… au cours de laquelle aucun Français n’a remporté le Tour. En 1986, pourtant, il semblait promis à Hinault. Quelques jours avant ce fameux 20 juillet, le sixième sacre du « Blaireau » semblait même acquis, ou presque. Depuis près d’une semaine, il porte le maillot jaune. Mais au sommet du Granon, il va perdre ce trophée qui lui va comme une deuxième peau. Et ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il ne le portera plus jamais de sa vie.

Une promesse encombrante

L’histoire de ce Tour 1986 est rocambolesque, un vrai roman avec Bernard Hinault et Greg LeMond en personnages principaux et Bernard Tapie au scénario. Ses germes remontent à l’année précédente : irrésistible et enfin débarrassé de l’insolent Laurent Fignon, qui lui a « piqué » les Tours 1983 et 1984, Bernard Hinault a obtenu son cinquième sacre sur l’édition 1985. Mais son dauphin est LeMond, un jeune Américain ambitieux, son coéquipier au sein de l’équipe La Vie claire, qui ne cache pas son envie d’en découdre. Dans l’euphorie de la victoire, et sans doute un peu forcé par Tapie, qui rêve de s’ouvrir les portes du marché américain, Hinault promet à LeMond de l’aider l’année suivante.

Évidemment, un an plus tard, la promesse est devenue bien encombrante pour le Breton, qui n’est pas du genre à s’effacer et rêve, logiquement, d’être le premier coureur à remporter six fois le Tour. Il jure de ne pas revenir sur sa promesse, mais la maintient à sa façon : il faudra que LeMond soit à la hauteur de son aide. Autrement dit, il faudra qu’il montre qu’il est meilleur que lui. On a connu fidélité plus manifeste et de fait, après avoir remporté le contre-la-montre de Nantes, Bernard Hinault met le feu aux Pyrénées. Au soir de l’étape Bayonne-Pau, il a cinq minutes d’avance sur Greg LeMond qui, piégé par le jeu d’équipe dont le Français semble moins soucieux, a tardé à réagir.

Hinault fait du Hinault, offensif comme jamais, prêt à enfoncer le clou tous les jours. En fait-il trop ? Dès le lendemain de l’étape de Pau, il repart à l’offensive mais connaît un gros coup de mou et c’est LeMond qui s’impose à Superbagnères, rattrapant une partie de son retard. Sur la route des Alpes, Hinault garde le maillot jaune mais voilà la fameuse étape du Granon, et la tendance va se confirmer.

Bras dessus, bras dessous

Dès le col d’Izoard et la fameuse traversée de la Casse déserte, Hinault est en difficulté, entre la chaleur et un genou endolori. Il cède déjà du terrain à LeMond et se présente au pied du col du Granon en retrait. La montée, terrible, à la fois longue et pentue, ne laisse aucun répit et achève de creuser l’écart entre les deux meilleurs ennemis. Hinault perd le maillot jaune, son maillot jaune, que récupère LeMond avec près de trois minutes d’avance. Le Granon aura donc été le théâtre d’une passation de pouvoir comme le Tour en a connu peu, entre un quintuple (1979, 80, 81, 82, 85) et un triple vainqueur (1986, 89, 90) de l’épreuve, mais personne ne le sait encore. Car dès le lendemain, évidemment… Hinault attaque. L’étape est célèbre, son scénario sujet à bien des théories. Dès le départ, le Français cherche à pousser l’Américain dans ses retranchements, sans parvenir à le décrocher. À quel moment exact renonce-t-il, pour se muer en lieutenant de luxe pour le maillot jaune ? Au pied de la montée finale de l’Alpe-d’Huez, les deux coéquipiers sont isolés en tête de course, très loin devant le reste du monde. Ils montent les 21 lacets côte à côte, sans chercher à s’attaquer, dans un respect mutuel, le nouveau roi admiratif du champion qui se bat encore avec panache, le roi déchu qui sait qu’il peut regarder dans les yeux l’héritier qu’il s’est en partie choisi.

Au sommet, dans un geste passé à la postérité et dont l’on ne saura jamais vraiment s’il a été mis en scène par Bernard Tapie ou pas, les deux hommes passent la ligne d’arrivée bras dessus, bras dessous. Tous deux sourient : ni l’un ni l’autre n’a perdu. Dans la remontée vers Paris, Hinault gagnera encore le contre-la-montre de Saint-Étienne mais la messe est dite. Au Granon, il aura porté le maillot jaune pour la 78e et dernière fois. Une semaine plus tard, à Paris, il finit deuxième derrière LeMond et quitte le Tour par la grande porte : il n’y reviendra plus jamais.

Baptiste Bouthier

L’inFO militante Le bimensuel de la Confédération