Devoir de vigilance : dans l’attente d’une directive européenne, déjà des outils pour agir

InFO militante par Sandra Déraillot, L’inFO militante

Depuis de nombreuses années, une réflexion est menée au niveau international pour faire avancer le respect des droits des travailleurs dans tous les pays et à tous les niveaux du processus de production. Progressivement des déclarations, des projets de traité, l’édiction de principes, puis la promulgation de lois et bientôt d’une directive européenne viennent étayer ce processus dans lequel les représentants des salariés ont un rôle non négligeable à jouer. FO s’en est totalement emparée produisant un livret sur le thème et organisant une matinée-débat à la confédération. Retour sur le sujet.

C’est une nouvelle compétence pour les syndicats dont nous devons nous saisir, sans quoi d’autres acteurs s’en saisiront à notre place qui seront peut-être moins regardants sur la préservation des emplois et l’amélioration des conditions de travail a résumé Branislav Rugani, secrétaire confédéral FO au secteur international et Europe lors d’une matinée débat organisée à la confédération mi-janvier et consacrée au devoir de vigilance.

Alors que de plus en plus de pays industrialisés se dotent d’une législation permettant de s’assurer du respect des droits humains et environnementaux à chaque étape de la production d’un bien (voire d’un service), il est temps de mettre en application ces textes, grâce notamment à l’information et la formation des délégués syndicaux, coordinateurs de groupes ou élus présents dans les instances internationales des entreprises. Car dans le Sud, croyez bien que les conditions de travail sont terribles, a résumé Kemal Özkan secrétaire général adjoint de IndustryAll Global Union, la fédération syndicale internationale des secteurs miniers, métallurgiques, chimiques et énergétiques. Il n’y a pas de responsabilité, de traçabilité, de salaire minimum vital, de sécurité ou de prise en compte de la vie des gens… Or, d’après une enquête que nous avons menée parmi les 50 plus grosses entreprises du monde, 94 % des emplois réside dans les chaînes d’approvisionnement dispersées de par le monde.

De vraies inquiétudes sur ce qui se passe à l’autre bout de la chaîne d’approvisionnement

Quelques quatre-vingts responsables syndicaux ont ainsi participé le 16 janvier à cette matinée débat organisée par la confédération et dédiée au devoir de vigilance et ce qu’il porte sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Et rien que le nombre de participants à cette réunion souligne l’intérêt des délégués et responsables syndicaux. Nous voulons interpeller notre nouveau P-DG sur ce sujet qui n’est pas seulement une problématique de RSE mais un vrai sujet syndical, a expliqué Jean-Luc Leroy, représentant des salariés français au comité européen de Schneider Electrics. Nous ne sommes pas associés à l’élaboration du plan de vigilance actuellement, a-t-il poursuivi. On sait à peu près ce qui se passe dans nos filiales jusqu’aux rangs 2, et ça se passe bien. Mais à partir du rang 3 c’est le flou total. Avec de vraies inquiétudes. Nous avons eu deux alertes récemment remontées par notre réseau d’acheteurs sur le licenciement de salariés protégés en Inde et en Indonésie.

En effet comme le rappelle Pauline Moreau-Avila, assistante au secteur International et Europe de FO, pour l’heure, la seule obligation de consultation des organisations syndicales lors de l’élaboration du plan de vigilance concerne la mise en place d’un mécanisme d’alerte. Il est pour autant tout à fait possible aux OS de s’impliquer davantage. Ce qui est essentiel c’est de vous approprier la possibilité de demander à votre employeur les informations dont vous avez besoin dans toute la chaîne de valeur, ajoute Isabelle Schömann secrétaire de la confédération européenne des syndicats (CES).

Le devoir de vigilance concerne également filiales et fournisseurs français

Pour contribuer à l’élaboration d’un plan de vigilance, des éléments d’information généraux peuvent être rassemblés via l’indice des droits dans le monde de la Confédération syndicale internationale (Dix ans d’atteintes aux droits des travailleurs : Indice CSI des droits dans le monde 2023). La presse et les fédérations internationales syndicales sont également des ressources. Mais il faut surtout pouvoir interagir avec les entreprises localement explique Kemal Özkan. D’où les activités des fédérations internationales pour former des travailleurs et des syndicalistes dans les pays du sud. Et l’intérêt de développer des contacts à l’intérieur des comités monde ou Europe qui se constituent dans les multinationales.

Sans oublier que cela ne se passe pas seulement à l’autre bout du monde, ajoute Isabelle Schömann. Le devoir de vigilance concerne aussi les filiales en Europe et sur votre territoire national. Dans la pratique, des salariés d’entreprises françaises peuvent déjà mettre en jeu ce devoir de vigilance à l’égard des entreprises donneuses d’ordre multinationales, françaises ou allemandes.

Car en France, une loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre a été votée en 2017 (lire ici : Des droits fondamentaux dans l’entreprise, en France comme dans le monde). Elle est encore insuffisamment appliquée par les entreprises. Et quand elle l’est, le résultat peut être décevant : En général les plans de vigilance des entreprises françaises que j’ai pu consulter tiennent sur une page et contiennent des engagements très génériques regrette Kemal Özkan.

En France, cinq plaintes pour défaut de respect du devoir de vigilance

Un guide (ici : Devoir de vigilance : un livret FO pour faire valoir les droits) conçu par le secteur international de la confédération permet aux syndicats de s’y retrouver. Quelles sont les entreprises soumises à ce devoir ? Comment les représentants du personnel peuvent-ils s’impliquer ? Quelles sont les questions à poser pour s’assurer que le plan a été établi au mieux ? Comment identifier les risques qui pèsent à tous les niveaux de la chaîne de valeur ?

Un plan de vigilance doit en effet reposer sur 5 piliers : une cartographie des risques, des procédures d’évaluation régulières, des actions adaptées d’atténuation des risques et de prévention des atteintes graves, un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements, un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre. Renault, par exemple, dont le plan de vigilance a été distingué par le prix FIR-A2 consulting en 2023 a inclus dans ses actions d’atténuation des risques et de prévention des atteintes graves un module de formation pour tous les travailleurs permettant de sensibiliser au travail forcé, cite Pauline Moreau-Avila. Quant au mécanisme d’alerte, il consiste en une plateforme en ligne, traduite en plusieurs langues, où chacun peut déposer les problèmes observés.

En cas d’accident ou de problème dans la filiale d’une entreprise qui n’aurait pas élaboré son plan de vigilance, il est possible d’attaquer cette dernière en justice. En France, cinq saisines du tribunal judiciaire ont d’ailleurs déjà été menées par des syndicats ou des ONG sur le principe de la loi de 2017 : trois ont été déclarées irrecevables. Une quatrième a débouché sur une condamnation de la Poste à la révision de son plan de vigilance, sous astreinte concernant le harcèlement, le travail dissimulé et la sous-traitance illicite. La cinquième plainte est encore en cours d’instruction : Elle a été déposée contre Yves Rocher dont un sous-traitant turc est mis en cause pour avoir licencié 150 salariés parce qu’ils s’étaient syndiqués, résume Kemal Özkan.

En Allemagne aussi, une loi pour le respect des droits dans le cadre des chaines d’approvisionnement

En Allemagne, la « loi sur les chaînes d’approvisionnement » poursuit les mêmes objectifs que la loi française et se fonde sur les mêmes références internationales. C’est une avancée importante pour les droits humains, même s’il est encore trop tôt pour en mesurer l’impact, a souligné Benjamin Schreiber, collaborateur scientifique de la Fondation Friedrich Ebert, institution qui représente la confédération allemande des syndicats sur le plan international et dont les activités se concentrent sur la démocratisation, le développement économique et le renforcement des structures de la société civile.

Le texte allemand, entré en vigueur au 1er janvier 2023 diffère de la loi française sur plusieurs points. Le nombre d’entreprises concernées est plus important puisque l’obligation de rédiger un plan de vigilance s’impose aux structures employant plus de 1000 salariés. Mais le texte ne s’impose qu’aux filiales directes ce qui – au final – lui confère un périmètre plus restreint. Les risques sont précisément définis dans la législation allemande et n’incluent pas le risque environnemental, sauf si celui-ci engendre une violation des droits humains. Surtout, l’Allemagne a chargé son Office fédéral de l’économie et du contrôle de l’exportation de surveiller l’existence des plans de vigilance. Elle lui confère des compétences pour enquêter et décider de sanctions financières allant jusqu’à 8 millions d’euros ou 2 % du chiffre d’affaires mondial annuel de l’entreprise qui ne respecterait pas son obligation. Une responsabilité individuelle des dirigeants a même été instaurée. Bémol, ladite autorité (BAFA) est sous la tutelle du ministère de l’Economie…

Un combat syndical européen sur le point d’aboutir

Une directive européenne devrait prochainement changer la donne. Son texte n’a pas encore été divulgué. Mais le processus devrait aboutir avant la fin de l’hiver, avance Isabelle Schömann pour la CES. Le fait que la France et l’Allemagne aient ouvert le bal est déterminant. L’Europe ne peut pas se permettre de ne pas aboutir sur ce sujet essentiel. La militante a rappelé le long combat qui a permis d’amener le sujet sur la table de l’Union, puis de l’y maintenir face au lobbying des représentants des entreprises : Nous avons travaillé à partir de la révision d’une directive sur le reporting de l’activité financière des entreprises dans laquelle nous avons pu faire insérer des critères environnementaux ou sociaux de durabilité. Dans ce travail nous nous étions associés aux ONG de protection de l’environnement. Et la même alliance s’est ensuite constituée pour le travail sur le devoir de vigilance.

Et de souligner que la directive qui vient ne pourra en aucun cas diminuer le niveau de protection élaboré par les lois de chaque pays. Au contraire puisque la France et l’Allemagne devront s’ajuster à des impératifs européens plus exigeants. En l’état actuel, le texte s’appliquera aux entités rassemblant plus de 500 salariés et réalisant un chiffre d’affaires mondial supérieur ou égal à 150 millions d’euros (ou, pour les firmes non européennes de 300 millions d’euros générés dans l’UE). Alors que la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre concerne des entités françaises de plus de 5 000 salariés (dans l’entreprise et ses filiales directes ou indirectes) ou multinationales de plus de 10 000 salariés dans le monde (toutes filiales comprises). Surtout, la directive attribuerait un rôle plus important aux organisations syndicales observe Isabelle Schömann.

Des engagements aussi via les accords-cadres mondiaux

Lois et directives ne sont pas les seuls outils à disposition. Les accords-cadres mondiaux au sein des multinationales jouent également un rôle pour faire progresser le respect des droits fondamentaux des travailleurs. Kemal Özkan souligne l’intérêt d’un autre guide en la matière, celui de l’OCDE (Guide OCDE sur le devoir de diligence pour une conduite responsable des entreprises).

Ainsi le groupe Umicore, qui représente plus de 10 % du commerce du cobalt, a introduit dans son accord mondial un article visant à réduire ses liens avec des fournisseurs aux pratiques de travail non éthiques. L’entreprise s’est engagée à mettre en œuvre un processus pour évaluer régulièrement la performance sociale et environnementale des entreprises auprès desquelles elle s’approvisionne. Chez Solvay, un groupe de travail a été annoncé pour se pencher sur les droits des travailleurs chez les fournisseurs. Dans au moins un pays par an, une analyse approfondie sera réalisée afin de vérifier que ces droits sont respectés et rechercher des améliorations en cas de défaut.

Chez Géopost, entreprise de livraison implantée dans 49 pays, Alex Sirieys, responsable du secteur international Info Com, affilié à l’UNI est aussi très satisfait des négociations en cours : Nous avons réussi à insérer l’intégralité du livret sur le devoir de vigilance dans l’accord. Nous avons ajouté un glossaire sur la définition du salarié (qui n’est pas la même partout dans le monde), mentionné la notion de salaire décent. On a aussi réussi à obtenir que les salaires chez les sous-traitants soient supérieurs au salaire moyen du pays. On a pu élever les standards et introduire un accès à la formation. Les managers vont être formés à cette notion de devoir de vigilance, de liberté syndicale et de liberté du droit d’association (dans des pays où ce n’est même pas inscrit dans la loi).

Cependant les accords-cadres mondiaux présentent une limite : ils ne sont pas contraignants. Exemple dans le secteur bancaire où progresse l’idée qu’il n’est plus acceptable d’investir dans des pays où règne une junte militaire, où les droits syndicaux sont bafoués ou bien encore où l’argent finance des industries polluantes. C’est par le biais des accords mondiaux que nous arrivons à introduire les notions de respect des droits fondamentaux, notamment au niveau européen, reconnaît Mireille Herriberry, vice-présidente d’Uni-Finance et secrétaire fédérale de la Fédération des employés et cadres (FEC-FO) La BNP s’était ainsi engagée, via son accord mondial à ne pas entraver la syndicalisation. Or aux États-Unis, un syndicat américain a clairement été empêché de s’implanter. Entre temps, la filiale américaine a été vendue…

Mais la sensibilisation des travailleurs dans les chaînes d’approvisionnement, la formation des managers, et les campagnes de syndicalisation apparaissent comme l’une des clefs qui peut permettre à chacun de faire valoir ses droits, à condition que l’environnement favorable soit créé. La RSE, le business responsable tout ça ce sont des idées, ça ne fonctionne pas. Pour améliorer les conditions de travail il faut une réglementation contraignante. Nous attendons donc beaucoup de la directive européenne, conclut Kemal Özkan.

Sandra Déraillot Journaliste à L’inFO militante

L’inFO militante Le bimensuel de la Confédération