Syndicalisme contre nationalisme : l’exemple grec

Histoire par Christophe Chiclet

Le nationalisme est très souvent l’élément déclencheur des conflits. Face à lui : l’internationalisme, mais aussi le syndicalisme. La fondation de la CGT grecque, en 1918, en est un bon exemple.

Au milieu du XIXe siècle le « réveil des nationalités » donne naissance à de nouveaux États sur les ruines de l’Empire ottoman : Grèce, Serbie, Bulgarie, Roumanie. Mais dans cette vaste région, ethnies, religions sont entremêlées dans une relative bonne entente. Or, ces nouveaux États nationalistes vont rapidement mettre en place des épurations ethniques : expulsions, échanges, massacres de 1832 à 1923.

Après la deuxième guerre balkanique de 1913, la Grèce s’agrandit vers le nord et occupe la grande métropole cosmopolite de Salonique, la première ville de la partie européenne de l’Empire ottoman. Dans ce grand port, se côtoient Juifs ladinos venus d’Espagne après leur expulsion en 1492, Slaves bulgarophiles et macédonistes, Grecs, Turcs, Valaques roumanophones, Arméniens, Rroms. Avec ses marins, dockers, ouvriers du tabac et de la petite métallurgie, compagnons d’artisans, la ville est aussi un foyer d’agitation ouvrière. Dès 1908 y est créée la Fédération socialiste qui regroupe les travailleurs juifs, ouverte l’année suivante aux Turcs et aux Bulgares.

En 1917, la Grèce ne compte que 60 000 ouvriers d’industrie et seulement 222 entreprises industrielles de plus de 25 ouvriers. Mais il existe de nombreux ouvriers et artisans travaillant dans des structures de moins de 5 salariés, sans oublier les dizaines de milliers de marins (déjà organisés dans le syndicat des « Gens de mer ») et d’ouvriers agricoles. Les idées socialistes se développent dans les ports du Pirée, de Salonique, de Patras et de Volos, chez le petit peuple d’Athènes, les paysans du Péloponnèse occidental, des îles ioniennes et de la Thessalie, mais aussi dans l’importante diaspora grecque de Smyrne, de Constantinople-Istanbul, d’Alexandrie...

La CGT multiethnique

Alors que les canons se sont tus sur le front d’Orient avec la reddition des Ottomans et des Bulgares, la Confédération générale des travailleurs de Grèce (GSEE) est fondée à Salonique le 28 octobre 1918. L’un de ses principaux fondateurs n’est autre qu’Abraham Bénaroïa (1887-1979), juif ladino né en Bulgarie, l’homme qui créa la Fédération socialiste dix ans plus tôt.

À noter que la nouvelle Confédération s’appelle « de Grèce » et non « grecque », preuve du respect des minorités et de sa fidélité au mot d’ordre « les travailleurs non pas de patrie ». La GSEE est alors composée de trois tendances de force quasiment égale : socialiste, vénizéliste [1] et anarcho-syndicaliste. Mais avec la défaite des Empires centraux, nombre de civils turcs et bulgares commencent à quitter la Grèce. Les militants de la jeune GSEE sont donc majoritairement grecs, mais avec une forte proportion de Juifs (Salonique et alentours), mais encore nombre de travailleurs slaves-macédoniens. C’est ainsi que les publications de la GSEE sont souvent bi ou trilingues (grec, judéo-espagnol, bulgare).

Dans les Balkans, la Première Guerre mondiale commence en 1912 et s’achève en 1923. L’affrontement des nationalismes (grec, albanais, serbe, bulgare, macédonien, roumain, turc) fera des centaines de milliers de morts (sans compter le génocide arménien), des millions de déplacés et va briser les solidarités interethniques de l’époque ottomane. Ces solidarités seront préservées au sein des syndicats, en particulier grec et yougoslave, ainsi que dans certains partis socialistes ouvriers.

Un mois après la fondation de la GSEE à Salonique, est fondé le Parti socialiste ouvrier de Grèce (SEKE) au Pirée [2], qui prendra le nom de Parti communiste (KKE) en 1924 [3]. Parmi ses fondateurs, l’incontournable Bénaroïa et nombre de militants de la tendance socialiste de la GSEE.

La Confédération grecque paiera cher son anti-nationalisme. À chaque dictature militaire des années 20-30 et après, ses militants d’origine non grecque seront doublement persécutés, comme « syndicalistes », comme « rouges », mais aussi comme « slavo-communistes », « juif interlopes »...

Bref, dans les Balkans, les syndicats ouvriers ont dû aussi affronter le nationalisme qui voulait diviser la classe ouvrière sur des bases ethniques.

Christophe Chiclet Journaliste à L’inFO militante

Notes

[1Vénizéliste, du nom des partisans d’Elefthérios Vénizélos, chef du courant républicain, de nombreuses fois Premier ministre.

[2Toujours « de Grèce » et non « grec ».

[3Pour en savoir plus : Les communistes grecs dans la guerre, Paris, L’Harmattan, 1987.