Jean-Claude Mailly juge la loi travail, cet « immense gâchis »

Paris-Normandie.fr le 3 décembre 2016 par Jean-Claude Mailly

Dans un livre qui dévoile les coulisses du conflit lié à la loi travail, le secrétaire général de Force Ouvrière laisse entrevoir les difficultés du gouvernement à communiquer avec le monde syndical. Une posture qui coûte cher à tout le monde : employés, syndicats, employeurs et politiques.

Que reste-t-il aujourd’hui de la lutte contre la loi travail, alors que la moitié des décrets d’application ont été publiés ?

Jean-Claude Mailly : J’ai plutôt envie de dire Qui en pâtit ?. Les salariés, bien entendu. D’ailleurs, on voit arriver ce qu’on redoutait, c’est-à-dire certains employeurs qui considèrent qu’ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent en matière de durée du travail. On a ouvert la boîte de Pandore... À mesure que sortent les décrets, nous nous organisons pour contester certains devant les tribunaux. On a arrêté la bagarre dans la rue pour la porter devant la justice. Mais cette loi pénalise aussi l’exécutif, qui s’est littéralement coulé dans le moule du libéralisme. Et je crois que ça les plombe.

En quoi l’inversion de la hiérarchie des normes, qui a donc été entérinée, est-elle si grave pour les salariés ?

Nous avons, historiquement, construit un système de relations sociales basé notamment sur hiérarchie des normes. Cette hiérarchie permet de garantir que, plus vous descendez vers les entreprises, plus on améliore la condition des salariés. Parce que vous êtes protégé, par exemple, par un accord de branche en dessous duquel on ne peut pas descendre. Si vous êtes dans une TPE de six personnes - où il n’y a donc pas de syndicat - vous êtes protégé à la fois par le code du travail et la convention collective.
Or, on vient d’ouvrir une brèche dans le temps de travail, puisque l’accord d’entreprise peut se substituer à l’accord national. Et demain, ça risque de s’étendre à d’autres domaines. Dans les grosses boîtes, les gens pourront se défendre, mais dans les TPE, les gens n’auront plus que le code du travail pour se protéger. Et ça, ça ne correspond pas à notre vision de la République sociale, qui vise à accorder une égalité de droits aux salariés.

Quels autres dangers décelez-vous dans cette nouvelle donne ?

Le gouvernement a entrouvert la porte, comme le montrent les propositions qu’on peut entendre aujourd’hui, notamment celles de François Fillon. Il souhaite par exemple supprimer le monopole de présentation syndicale au premier tour des élections professionnelles, qui fait que seuls les syndicats représentatifs peuvent présenter des candidats. En faisant ça, on va avoir tout et n’importe quoi : des syndicats politisés, confessionnels voire des syndicats jaunes... Il souhaite aussi revoir les seuils de représentation syndicale.

« Après, une grève,ça gène toujours »

Mais c’est dans l’entreprise que la négociation est la plus dure ! Et si, en entreprise, vous n’avez plus la protection minimale de la branche, cela devient très difficile. Aujourd’hui, vous avez des donneurs d’ordre qui font pression sur les PME, par exemple en exigeant que celles-ci fassent remonter les sommes versées au titre du CICE ! Demain, on pourra faire pareil en demandant à son sous-traitant de payer les heures sup’non plus à 25 % mais à 10 %... Et la pression redescendra sur les salariés.

Vos actions vous ont parfois rendus impopulaires auprès de l’opinion. N’est-ce pas difficile de se battre pour les salariés et d’être montrés du doigt ?

Non, parce que quand on se lance dans ce type de mouvement, on le fait en bénéficiant d’un mandat. On défend des positions qui ont été débattues au sein d’une organisation, on applique des convictions et des principes démocratiques. Donc on ne se pose pas de questions. Après, une grève ça gêne toujours. Mais ça gêne d’abord ceux qui la font. Cela dit, je reconnais que la grève n’a pas pris, notamment parce que les gens sont étranglés financièrement. En même temps, on a fait quatorze journées de mobilisation !

Qu’en reste-t-il alors ?

C’est un dossier qui laisse des traces. Syndicalement bien sûr, pour les employés comme pour les employeurs, puisque je rappelle que seul le Medef était pour l’inversion de la hiérarchie des normes. Mais il y a aussi des conséquences politiques, puisque le gouvernement n’a même pas réussi à faire voter ce texte par sa propre majorité. Au final, c’est un gâchis.

Comment interprétez-vous le succès de François Fillon et l’attrait exercé par Emmanuel Macron, qui ont des programmes économiques libéraux ?

Parce qu’au fil du temps, les gouvernements successifs français ont abandonné à l’Europe certaines de leurs responsabilités en termes monétaires et budgétaires et en privilégiant une vision libérale. On n’a pas cherché à équilibrer l’économique et le social. On est dans le tout libéral que veulent poursuivre Fillon et Macron parce qu’on croit qu’il n’y a pas d’alternative. Mais l’économie n’est pas une science exacte. C’est une science humaine, sociale.

« Quant à Gattaz, pourvuqu’il se taise »

On peut parler d’économie politique, de politique économique, mais on manque de débats entre économistes pour dire « il y a d’autres voies possibles. » Moi, je ne suis pas un obsédé des 3 % de déficit budgétaire, mais je pense qu’il y a différentes manières de le réduire. Si on décide de mettre en place une politique de grands travaux et qu’on crée un Smic au niveau européen, on peut accroître l’activité économique, favoriser l’emploi et réduire les déficits ! Ça s’appelle une politique keynésienne, mais des keynésiens il n’y en a pas beaucoup aujourd’hui en Europe.

Dans votre récit, Manuel Valls est présenté comme très nerveux, Hollande est « celui qui parle le plus du dialogue social mais qui en fait le moins », Gattaz « ne cherche pas à comprendre son interlocuteur »... Ça n’a pas dû être facile tous les jours...

Ça a été très compliqué. Notamment avec un président qui parle régulièrement de dialogue social mais qui ne le pratique guère. Par exemple le pacte de responsabilité, la plupart des syndicats l’ont découvert à la télé lors des vœux du président ! Pour la loi travail on s’est retrouvé dans une situation identique. Il a imposé une solution qui était multiminoritaire. D’ailleurs, si ça avait été une vraie loi de progrès social, il n’aurait pas eu besoin du 49.3 pour la faire passer... Mais ça ne m’étonne qu’à moitié, parce que le libéralisme économique s’accompagne très souvent d’un autoritarisme social. Valls a incarné cet autoritarisme, mais c’est bien Hollande qui a décidé, aidé au départ par quelqu’un qui s’appelle Emmanuel Macron.... Quant à Gattaz, pourvu qu’il se taise.

Comment se sent l’adhérent au socialiste que vous êtes face au spectacle qu’offre la gauche aujourd’hui ?

Ben, il se sent socialiste. Il faut bien qu’il en reste ! Ce que je peux dire c’est que je considère que je suis resté fidèle aux valeurs socialistes, et que ce n’est pas le cas du PS lorsqu’il est au pouvoir. Je ne me suis pas reconnu dans leur politique. Et ce à quoi on assiste aujourd’hui est un gâchis.

Propos recueillis par Samuel Ribot, ALP-Presse

Les Apprentis sorciers, l’invraisemblable histoirede la loi travail, éditions Les Liens qui Libèrent, 108 pages, 12,50 €.

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Jean-Claude Mailly Ex-Secrétaire général de Force Ouvrière