C’est sans doute la photo la plus célèbre de l’histoire du Tour de France – et pourtant, il y a de la concurrence ! Dans une élégance noire et blanche qui renvoie immédiatement à une époque révolue, Jacques Anquetil et Raymond Poulidor sont au coude à coude. Littéralement : dans la grâce d’un cliché saisi au moment parfait, le photographe a immortalisé les deux champions appuyés l’un sur l’autre, prêts à tomber en plein milieu de leur violent effort. Ce duel, le plus légendaire jamais vu sur la Grande Boucle, tient tout entier dans cette photo qui a fait le tour du monde. Et qui a pour décor un lieu qui, lui aussi, occupe une place à part au panthéon du Tour : le Puy-de-Dôme.
Jamais, avant la Seconde Guerre mondiale, les organisateurs de l’épreuve n’avaient jugé bon de mettre le sommet auvergnat au parcours. Il faut dire que jusque-là, les arrivées au sommet n’existaient pas. L’édition 1952 sera celle des grandes innovations : après l’Alpe d’Huez, une ligne d’arrivée est tracée pour la première fois au sommet du Puy-de-Dôme. Le suspense n’y est pas au rendez-vous : Fausto Coppi y remporte sa cinquième victoire d’étape, à quelques jours de remporter le Tour à Paris avec… près d’une demi-heure d’avance sur son dauphin. Mais la brutalité de la route – les quatre derniers kilomètres sont à plus de 10% – marque les esprits. « On réutilisera le Puy-de-Dôme », prophétise le lendemain Jacques Goddet, le patron de L’Équipe, dans ses propres colonnes. Il ne prend pas beaucoup de risques : il est aussi le directeur du Tour de France.
Devenu un symbole en un rien de temps
Un contre-la-montre y sera organisé sept ans plus tard, remporté par Federico Bahamontes. Puis, en 1964, c’est Julio Jimenez qui s’impose. Mais c’est surtout cette fois-là que le fameux coude-à-coude Anquetil – Poulidor a lieu. Jamais deux hommes qui se disputaient férocement le plus beau et le plus rare des trophées n’avaient été si rapprochés dans l’effort
, écrivait encore le lendemain Jacques Goddet dans L’Équipe. Sur les cinq kilomètres terminaux, ceux du Puy même, cela dura trois kilomètres environ, qui parurent durer une étape entière. Il fallut le dernier kilomètre, après le long cheminement en commun des deux rivaux français, pour que, enfin, Poulidor, d’un coup de reins à peine plus prononcé, casse le lien invisible qui retenait Anquetil à ses côtés et s’en aille durement, douloureusement, vers une victoire personnelle formelle, mais aussi, sans contredit, insuffisante.
Car malgré son débours à l’arrivée, Jacques Anquetil restait maillot jaune et allait gagner, encore, ce Tour qui se refuserait toujours à Raymond Poulidor.
Alors que la rivalité entre les deux hommes est cet été-là à son paroxysme, ce duel et son immortel cliché font instantanément du Puy-de-Dôme un incontournable du Tour. De 1967 à 1978, il sera proposé plus d’une édition sur deux, devenant en un rien de temps un symbole de l’épreuve. Pourtant, le volcan n’est pas tendre avec les plus grands champions du Tour. Anquetil n’y a jamais gagné, pas plus qu’Eddy Merckx. En 1969, le Belge y est pourtant le plus fort, mais il est devancé par la lanterne rouge (dernier du général) Pierre Matignon, rescapé d’une échappée matinale et seul Français à s’être jamais imposé là-haut jusqu’à aujourd’hui !
Le crépuscule de Merckx
Surtout, en 1975, Merckx est victime d’un incident rarissime. Alors que sa domination agace de plus en plus, un spectateur lui assène un coup de poing au foie, à 200 mètres à peine de la ligne d’arrivée. L’auteur du coup est rapidement appréhendé, sans que l’on parvienne à déterminer clairement s’il s’agissait d’un acte volontaire ou non. Par la suite diminué, Merckx perdra dès l’étape suivante son maillot jaune (au profit de Bernard Thévenet). Il ne le sait pas encore, mais il ne le portera plus jamais de sa carrière…
Dans ces années 1970 marquées par le merckxisme, les grands rivaux du « cannibale » Luis Ocaña (1971, 1973) et Joop Zoetemelk (1976, 1978) en profitent pour inscrire à deux reprises chacun leur nom au palmarès du géant auvergnat. Puis arrivent les années 1980, celles de Bernard Hinault, que le Puy-de-Dôme traverse plus anonymement : victoires d’Angel Arroyo en contre-la-montre en 1983, d’Erich Maechler en 1986, de Johnny Weltz en 1988. La mode est-elle passée ? En tout cas, le Puy-de-Dôme disparaît durablement du parcours du Tour. Son nom revient régulièrement, entre nostalgie et fantasme, mais le projet ne semble jamais bien concret. Pis : la construction d’une voie ferrée à crémaillère le long de la route, mise en service en 2012, a rendu la chaussée beaucoup plus étroite et semble condamner le retour de la Grande Boucle sur place.
Mais, ces dernières années, l’organisation du Tour de France (ASO) avait clairement fait d’un retour au Puy-de-Dôme une priorité. Le contact a donc été renoué avec les différentes collectivités locales, notamment la Région Auvergne-Rhône-Alpes, afin de trouver une solution. Ce dimanche 9 juillet 2023, elle se matérialisera aux yeux du monde entier : trente-cinq ans après, la Grande Boucle et le Puy-de-Dôme s’unissent à nouveau.