Connaissez-vous la société du Mont Pèlerin ? Ce rassemblement d’économistes a été créé à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale pour promouvoir l’idée d’une société libérale fondée sur l’économie de marché. Des échanges qui ont eu lieu entre ses participants au fil des ans (citons les Friedman, Hayek, Popper ou Stigler) a renforcé la conception actuelle de l’entreprise, avec un pouvoir plus que concentré dans les mains de celui/ceux qui en détiennent le capital financier. Mais l’entreprise ne pourrait-elle pas être conçue autrement afin de repositionner le pouvoir dans les mains de ceux qui la font vivre chaque jour et dont la vie quotidienne est impactée par ses choix stratégiques ?
Pour lancer la réflexion, Isabelle Ferreras, sociologue à l’Université catholique de Louvain, chercheuse associée au Center for Labor and a Just Economy de Harvard et cofondatrice du réseau de chercheurs Democratizing Work a décidé de rassembler des penseurs, sociologues, historiens, politologues, juristes, philosophes. Ce collectif a pris le nom de Team Endicott (du nom de leur lieu de réunion initial dans le Massachusetts) et se réunit depuis 2016 pour débattre et accoucher d’une théorie de l’entreprise, dans laquelle les salariés seraient décisionnaires. Le groupe a produit de nombreux écrits académiques mais pour populariser ses réflexions, et surtout, faire ressortir la dimension de débat qui l’anime depuis sa fondation, il a choisi de concevoir… une bande dessinée.
Les travailleurs au pouvoir ?
Dans cet ouvrage original, on croise donc Aristote, Marx, Hegel, Kant ou même Machiavel pour extraire de leurs réflexions les éléments d’une nouvelle théorie selon laquelle le capital réside aussi dans le travail et qu’à ce titre, d’autres formes de gouvernance de l’entreprise peuvent être proposées. Pour illustrer son propos, l’équipe imagine la création d’une entreprise et décrit son développement, depuis le food truck lancé par quatre amis arborant de beaux idéaux de liberté, durabilité, bien vivre ensemble…, et ce qu’il en advient 25 ans plus tard : une multinationale de quelque 200 000 salariés. Comment pourrait-il être encore possible d’y pratiquer une réelle co-décision ? En s’inspirant du fonctionnement politique des États et d’éléments existants de démocratie sociale (comités d’entreprise, CSE, syndicalisme, coopératives de travailleurs …), les auteurs proposent une sorte de modèle bicaméral avec (notamment) une chambre des représentants des actionnaires (dont les salariés devenus actionnaires de leur entreprise) et une chambre des représentants des travailleurs.
L’idée est-elle séduisante ? L’ouvrage ne dit rien en revanche sur les modalités d’une mise en application de cette théorie. Chacun appréciera. Mais dessinée ici, au sens propre comme au figuré, elle présente l’intérêt d’aller à l’encontre des idées de la Société du Mont Pèlerin qui, elle, existe toujours…