Le constat en 2023 de l’Observatoire des inégalités est sans appel : la fracture sociale perdure au sein de la population française, voire s’aggrave à certains égards. L’association fondée en 2003, qui publie son Rapport sur les inégalités en France tous les deux ans, a compilé et analysé de très nombreuses données statistiques. Elle en a conclu que les écarts de revenu, de patrimoine et d’éducation constatés entre les plus pauvres et les plus riches stagnent le plus souvent ces dernières années, et que les conséquences de ces différences se font sentir dans de nombreux domaines : santé, espérance de vie, chômage, accidents du travail, etc. Combien de temps tiendra-t-on ainsi ?
, interrogent les rédacteurs.
L’Observatoire souligne ainsi que le niveau de vie minimum des 10% les plus riches restait 3,28 fois supérieur au niveau de vie maximum des 10% les plus pauvres en 2020. Après une nette baisse dans les années 1970, ces inégalités de revenus se stabilisent depuis quinze ans, sans que de nouvelles améliorations soient enregistrées à grande échelle. Dans un contexte d’inflation, le rapport pointe alors un risque de déclassement
pour les salariés peu qualifiés et les ménages les plus modestes, notamment ceux qui vivent dans des logements énergivores et ceux dont les déplacements imposent l’utilisation d’une voiture
. En effet, les produits de base les plus sujets à l’inflation constituent une proportion plus importante du budget des plus pauvres. Un bras de fer se joue dans la revalorisation des revenus : ceux qui n’obtiendront pas d’augmentations au rythme des prix seront perdants
, avertit l’association.
Pour les plus pauvres, les inégalités ont cessé de diminuer
7,6% des Français (près de 5 millions de personnes) vivent d’ores et déjà sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins de 940 euros par mois. Les 10% les plus pauvres touchent ainsi 3,5% du total des revenus en France, soit trois fois moins que leur part dans la population. Le “gâteau des revenus” est loin d’être découpé de façon équitable
, tranche l’Observatoire. Les 5% les plus aisés ont un niveau de vie minimum de 4 113 euros mensuels, et les 1% les plus riches des revenus a minima de 7180 euros par mois. Et plus on s’approche des extrêmes, plus les écarts deviennent faramineux : entre 2019 et 2021, la rémunération moyenne des P-DG des entreprises du CAC 40 était en hausse de 52%, s’établissant il y a deux ans à 7,9 millions d’euros annuels.
Plus alarmant encore : le taux de pauvreté se stabilise, c’est-à-dire qu’il augmente au rythme de la hausse de la population globale. Cela signifie que les inégalités ne diminuent plus en bas de la hiérarchie des revenus, contrairement aux années 1970 où les plus pauvres se rapprochaient de la norme des classes moyennes
, explique le rapport, qui décrit une société comme figée
. Ces écarts ont en outre des conséquences durables au-delà du contenu du frigo ou de la quantité de loisirs que l’on s’offre. Cette inégalité de revenus a des conséquences sur la capacité d’épargner, de se constituer un patrimoine et d’en faire profiter ses enfants, ce qui contribue à la persistance des inégalités entre catégories sociales dans le temps.
Des écarts de revenus qui explosent en fin de carrière
A l’échelle d’une vie, l’écart se creuse déjà : ainsi, au cours de la vie professionnelle, le revenu des ouvriers et employés évolue peu, contrairement à celui des cadres. Les écarts de salaires entre ces catégories explose donc : d’un écart de 1130 euros pour les moins de 30 ans, on passe à un fossé de 3780 euros pour les plus de 60 ans (les cadres sexagénaires gagnant en moyenne 5710 euros, contre 1930 euros pour les employés et ouvriers au même âge).
Entre les hommes et les femmes aussi, la France reste loin de l’égalité salariale, bien que la situation s’améliore. Une injustice particulière qui résulte entre autres de la dévalorisation, y compris salariale, des métiers où les femmes sont surreprésentées. Une augmentation du Smic serait, par exemple, un instrument puissant de réduction de l’écart de salaires selon le sexe
, suggère donc l’Observatoire.
Autre donnée importante qui contribue à figer
la fracture sociale française : les inégalités de patrimoine ne se contentent pas de stagner, mais s’accentuent. Les 10% les plus fortunés possédaient 47% du patrimoine total des ménages en 2021, contre 41% en 2010. Ils disposent ainsi de plus de 716 000 euros par foyer, contre 4 400 euros en moyenne pour les 10% les plus dépossédés.
Le travail, révélateur des inégalités sociales
De façon flagrante, le monde du travail apparaît comme un révélateur de ces inégalités persistantes. Les ouvriers sont 4,5 fois plus nombreux que les cadres à être au chômage, et les non diplômés sont plus susceptibles d’être demandeurs d’emploi, de même que les travailleurs immigrés comparés à des personnes sans ascendance migratoire. Si le taux de chômage diminue de façon nette ces dernières années, ce résultat est en partie lié à un bond de l’apprentissage et à la création d’emplois de mauvaise qualité́
, tance le rapport, qui exprime des doutes quant à la pérennité de cette amélioration : depuis 1980, de telles phases ont toujours été suivies d’un retour en arrière.
Par ailleurs, les ouvriers sont incomparablement plus touchés par les accidents du travail : 20 000 d’entre eux en subissent un chaque année, et 500 en meurent. Ces statistiques sont respectivement de 1 800 et 69 pour les cadres
. Quant aux 50 000 maladies professionnelles déclarées chaque année, elles concernent aux deux tiers des ouvriers et à 22% des employés. Les inégalités se reflètent également fortement dans les conditions de travail des salariés : les ouvriers et employés sont près de quatre fois plus nombreux que les cadres à travailler en horaires décalés ou imprévisibles.
Six ans d’espérance de vie en moins
Tous ces écarts ont de multiples impacts sur le mode de vie des personnes : les plus modestes se plaignent par exemple davantage d’avoir un logement bruyant ou difficile à chauffer. Les cadres ont une pratique sportive plus soutenue, et dépensent chaque année 3000 euros de plus que les ouvriers pour les loisirs et la culture.
Surtout, les inégalités ont de réelles répercussions sur la santé et sur l’espérance de vie : un ouvrier aujourd’hui âgé de 35 ans vivra en moyenne jusqu’à 77,6 ans, quand un cadre peut espérer vivre six années de plus, dont cinq à la retraite. Un constat particulièrement accablant dans un contexte d’allongement de la durée de travail des Français.
L’école et l’enseignement supérieur toujours aussi inégalitaires
Pour mettre le doigt sur les racines de ces inégalités, il faut remonter très tôt dans la vie des personnes : la fracture sociale commence dès la petite enfance et se voit déjà à l’école maternelle et élémentaire. Un enseignement très académique, qui laisse peu de place à la pratique, une compétition exacerbée et un apprentissage précoce de la lecture favorisent les enfants de diplômés dès les petites classes
, explique l’association.
A chaque étape du parcours scolaire, le même constat amer se dessine : l’Education nationale échoue à infléchir ces trajectoires d’inégalités. Entre le CP et le CM2, environ 70% des élèves en difficulté en français ou en mathématiques améliorent leurs résultats lorsqu’ils appartiennent à un milieu très favorisé. Cette proportion tombe à 42% pour les élèves de milieu social très défavorisé
, détaille le rapport.
Quant à l’enseignement supérieur, s’il a en effet connu une ouverture à un plus grand nombre d’élèves au fil des dernières décennies, ce mouvement a surtout bénéficié aux adolescents issus de familles favorisées. Parmi les 25-29 ans entre 2018 et 2020, 40% des enfants des classes moyenne et supérieure ont été diplômés d’un master, d’une grande école ou d’un doctorat, mais seulement 13% des enfants issus de classes populaires. Dix ans plus tôt, ils étaient respectivement 22% et 6%. Ces proportions ont donc doublé dans les deux cas, mais les inégalités se sont déplacées vers le haut, rien n’indique qu’elles se résorbent vraiment
, nuance le rapport. Dans les élitistes classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), on compte toujours 56% d’enfants de cadres pour 7% d’enfants d’ouvriers.
Les ouvriers invisibilisés dans les médias
A l’échelle de la société, les inégalités sont nourries par l’invisibilisation des classes populaires dans les médias dominants. Bien que la part des ouvriers dans la population française ait fondu depuis les années 1980 de 30% à 19%, près d’un emploi sur deux reste occupé par des ouvriers et employés. Or, selon une étude de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), les personnes visibles à la télévision sont à 65% des cadres, tandis que la représentation des ouvriers tombe à… 2%. En tendant un miroir déformant à la société, les médias traditionnels la montrent ainsi bien plus favorisée qu’elle ne l’est en réalité, créant un enchaînement d’effets délétères, décrypte l’Observatoire des inégalités : Cette déformation influence les politiques publiques qui, décalées, nourrissent à leur tour des tensions sociales.