C’est le plus gros mouvement social dans la fonction publique canadienne depuis 1991 : depuis le 19 avril, les fonctionnaires – notamment ceux des services de délivrance des passeports, de l’immigration et des impôts – ont entamé une grève reconductible. Au premier jour de la mobilisation, ils étaient 155 000 à faire grève, soit un tiers des fonctionnaires. Après des mois de pourparlers infructueux, l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC), leur principal syndicat, a décidé d’instaurer un nouveau rapport de force dans les négociations avec le gouvernement Trudeau concernant les nouvelles conventions collectives.
250 piquets de grève ont été tenus à travers tout le pays, notamment devant le Parlement à Ottawa. À l’aube de la deuxième semaine de mobilisation, lundi 24 avril, les grévistes ont bloqué les quatre entrées du port de Montréal pour accentuer la pression. De nombreux inspecteurs des grains exportés depuis les ports canadiens vers l’étranger sont également en grève, mais l’AFPC dénonce l’embauche de briseurs de grève dans ce secteur stratégique.
Pour une hausse de salaire tenant compte du coût de la vie
En parallèle du mouvement, les négociations se poursuivent entre le gouvernement et les syndicats. Après dix jours de mobilisation, malgré quelques avancées, de nombreux points d’importance demeurent litigieux. En premier lieu, l’AFPC demande une augmentation de salaire de 13,5% sur trois ans, soit 4,5% annuellement, afin de compenser l’inflation qui s’est établie en mars à 4,3% sur un an, après un pic à plus de 8% en juillet 2022. Le gouvernement persiste pour sa part à ne proposer qu’une hausse de 9% sur trois ans. Lors d’une conférence de presse, le président national de l’AFPC, Chris Aylward, a expliqué être à la recherche d’une entente qui tient compte du coût de la vie
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Dans une lettre à la présidente du Conseil du Trésor, le Congrès du Travail du Canada (CTC), principale confédération syndicale du pays, a pour sa part souligné que l’offre du gouvernement ne va pas assez loin pour ce qui est d’aider les membres du personnel à joindre les deux bouts et elle n’est certainement pas propre à attirer les talents qu’il nous faut et qu’il nous faudra pour aider la population et les petites entreprises du Canada
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Autre pierre d’achoppement : le droit au télétravail. Depuis la pandémie, la plupart des employés des ministères travaillent intégralement à distance, disposition qui devait prendre fin au 31 mars. Les fonctionnaires ne veulent pas se voir réimposer plusieurs jours par semaine de présence au bureau, mais le gouvernement refuse d’intégrer ce droit directement dans la convention collective. Les syndicats s’inquiètent par ailleurs de la sécurité de l’emploi en cas de coupes budgétaires : si des postes venaient à être supprimés, les grévistes demandent à ce que l’ancienneté prime pour garder son emploi, tandis que le gouvernement souhaiterait que le mérite entre davantage en ligne de compte. Une préoccupation d’autant plus prégnante pour les fonctionnaires qu’une coupe de 3% du budget de la fonction publique a été actée fin mars, alarmant le CTC.
La crainte d’une loi anti-grève
Mais au cœur des piquets de grève, on trouve aussi des pancartes anti-sous-traitance. Et toute ressemblance avec la France pourrait ne pas être fortuite : début janvier, une enquête de Radio Canada a révélé que les gouvernements de Justin Trudeau ont, comme les gouvernements français sous Emmanuel Macron, largement fait appel à la firme américaine de conseil en stratégie McKinsey. Depuis l’élection de Justin Trudeau en 2015, l’État aurait signé pour 66 millions de dollars canadiens (46 millions d’euros) de contrats avec le cabinet, soit une multiplication par trente des dépenses par rapport aux précédents gouvernements. L’actuel préfère donc s’appuyer sur ces cabinets grassement payés que d’utiliser ses ressources en interne et se reposer sur l’expertise de ses fonctionnaires. Il s’est pour le moment engagé à diminuer cette pratique mais pas à l’éliminer.
Dans ce contexte de bras de fer qui s’étire, le CTC a en outre dénoncé, dans une lettre à la présidente du Conseil du Trésor, des pressions faites par la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) pour qu’une loi ordonnant le retour au travail soit adoptée
. Cette organisation patronale tenterait ainsi, selon le syndicat, de faire voter une loi antigrève. Une attitude qui, comme le souligne le bureau du secteur confédéral International-Europe de FO, fait écho aux récentes atteintes au droit de grève au Royaume-Uni avec le Strikes (Minimum Service Levels) Bill, dénoncé par le TUC, la principale confédération syndicale britannique, ou encore à l’ordonnance obtenue dernièrement par la direction de la chaîne belge Delhaize afin d’interdire la tenue de piquets de grève devant ses magasins.