Si l’on s’accorde généralement pour louer les vertus des démarches individuelles des « lanceurs d’alerte » (Edward Snowden vis-à-vis du programme de surveillance NSA ; Julian Assange avec Wikileaks), il serait faux de dire que le droit et la politique ont assuré une véritable protection des hérauts solitaires de l’intérêt général. Au contraire.
Depuis le 29 novembre 2013, un projet de directive européenne est sur les rails afin de remédier aux différences de protection juridique des secrets d’affaires entre États membres, qui entraîneraient une « fragmentation du marché intérieur ». L’objectif est de protéger les affaires contre les actions frauduleuses, illicites ou illégitimes (mais pas nécessairement illégales). Le tout, au nom de l’innovation et de la recherche et de la compétitivité des entreprises.
Tout l’enjeu syndical repose sur l’équilibre entre droit de propriété (information de nature économique, commerciale, qui ressort de l’intérêt de l’entreprise) et droit du travail et droits fondamentaux (vie privée, information, expression, travail, emploi). Pour FO, la confidentialité imposée doit être légitime et respecter les droits fondamentaux, notamment ceux des salariés et de leurs représentants (droit à l’information, liberté d’expression).
Or, pour FO, ce texte est inutile et dangereux. Inutile car le droit (français mais pas seulement) regorge déjà de dispositions permettant de sanctionner un salarié qui porterait atteinte à la confidentialité d’une information de l’entreprise : sanction contractuelle pour divulgation d’une information confidentielle, sanction de l’abus de confiance et de la mauvaise foi, sanctions pénales diverses (atteintes au secret professionnel, révélation d’un secret de fabrique, etc.).
Mais c’est surtout un texte dangereux pour les droits des travailleurs. Il fait expressément référence au « secret d’affaires », notion floue et non définie par une loi ou un règlement. Seul le Tribunal de première instance de l’UE l’a qualifié (TCE, 18 sept. 1996, Postbank c. Commission, aff. N°T-353/94) comme « des informations dont non seulement la divulgation au public mais également la simple transmission à un sujet de droit différent de celui qui a fourni l’information peut gravement léser les intérêts de celui-ci ». La directive parle elle des informations « secrètes », qui « ont une valeur commerciales » et qui « ont fait l’objet […] de dispositions raisonnables […] destinées à les garder secrètes ». On voit bien qu’avec une définition aussi vague, le texte peut englober les techniques de fabrication, le savoir-faire, les données confidentielles sur un produit, les stratégies de l’entreprise, l’état économique de la société, les techniques GRH, etc.
Dans les secteurs de la santé, de l’environnement, de l’agroalimentaire ou de la chimie, un tel texte aurait des répercussions dramatiques. D’où le risque d’une mise à l’écart des chercheurs, des agences de contrôle, des représentants du CE et du CHSCT, mais aussi simplement un accroissement des sanctions et des contrôles pesant sur les salariés, en cas de diffusion d’informations considérées comme « secrètes ».
En outre, toute entreprise pourrait poursuivre quiconque obtient, utilise ou révèle un secret d’affaire. A cela s’ajouterait une possible mise en œuvre de mesures provisoires et conservatoires, non respectueuses du droit à la défense et au droit d’être jugé, et ce sans attendre de décision sur le fond ».
La fragilité des protections en termes de relations collectives de travail pose également question. Pour FO, le risque n’est pas nul que sous couvert de secret des affaires, une série d’informations de nature économique ou d’hygiène/santé/sécurité ne soient plus accessibles aux représentants du personnel et aux syndicats. Si la directive affirme bien que le secret d’affaire ne peut être opposé à l’exercice du droit de représentation des travailleurs, le droit à l’information reste l’exception vis-à-vis d’une protection du secret des affaires érigée en principe. De plus, la notion d’intérêt « légitime » à agir est sujette à des interprétations différenciées, qui pourrait être défavorable à la représentation collective devant le Juge.
De la même manière, le texte actuel ne protège absolument pas le salarié pris individuellement : rien n’est dit de la protection de la vie privée du salarié, lorsque des procédures ou des outils sont mis en place dans l’entreprise pour conserver le caractère « secret » d’une affaire. En outre, les possibilités offertes au salarié « lanceur d’alerte » sont limitées – il ne peut agir qu’en cas de nécessité ou en protection de l’intérêt public ; et que si l’information révèle des méfaits ou une « inconduite » (conditions cumulatives). Problème : cette « validation » se fait a posteriori, donc pourrait décourager les salariés qui veulent révéler une attitude ou une disposition illicite voire illégale dans l’entreprise ; sans compter que la notion « d’intérêt général », assez floue, pourrait être confondue avec celle d’intérêt de l’entreprise… Qui n’est pas (toujours) celui des travailleurs.
Enfin, la directive n’assure pas de protection du salarié en termes de compétences et de droit à la mobilité professionnelle et géographique. En travaillant pour un employeur, le salarié acquiert des compétences et un savoir-faire. En protégeant le savoir-faire sous couvert de « secret d’affaires », le risque est bien réel de limiter la capacité du salarié à retrouver un emploi dans le même secteur d’activité (un peu à la manière d’une clause de non concurrence dont le champ d‘application serait indéfini, empêchant de facto le salarié de trouver un emploi dans son domaine de compétence). Il faut donc veiller à ce que la directive ne limite pas le droit du salarié à la mobilité professionnelle, à l’emploi, et sa liberté de travailler. Bien sûr, la directive souligne que « les dispositions de la présente directive ne devraient créer aucun droit exclusif sur les savoir-faire ou informations protégés en tant que secrets d’affaires. Il devrait donc rester possible de découvrir indépendamment les mêmes savoir-faire et informations ». Mais est-ce que cela sera suffisant ? Quid du savoir-faire du salarié qui a travaillé dans une entreprise et connaît un procédé de fabrication spécifique ? Ou se place la frontière entre confidentialité vis-à-vis d’un secret professionnel, et compétences personnelles acquises via l’expérience professionnelle ?
Le projet de directive doit maintenant être débattu en commission des affaires juridiques du Parlement européen, en mai. Ensuite, il y aura un vote en session plénière, en septembre.
FO et d’autres syndicats se sont saisis du dossier. Le 8 avril, 60 organisations de 9 pays européens différents (plus la CES et Eurocadres) ont lancé un appel européen pour demander aux eurodéputés et à la Commission européenne de modifier en profondeur ce projet. Cet appel est disponible en ligne : stoptradesecrets.eu. Ce projet « menace les droits fondamentaux », et « fait primer les profits des multinationales sur les intérêts sociaux, environnementaux et démocratique ». FO refuse que ces informations d’intérêt général soient soustraites au débat public et refuse la criminalisation des lanceurs d’alerte, des syndicalistes et des journalistes.