Pourquoi avez-vous fait ce film ?
Le point de départ, c’est mon étonnement d’en savoir si peu de quelque chose dont on parle tous les jours dans les médias : les fermetures d’entreprises et les luttes sociales. La fiction est nécessaire et intéressante, parce qu’elle peut éclairer ce que le reportage n’éclaire pas. La caméra de fiction peut entrer dans plus d’endroits, comme dans les cabinets ministériels ou dans les réunions entre direction et syndicats. Il faut cependant selon moi qu’elle soit extrêmement documentée.
Ce film est une démarche pour rassurer les salariés sur la légitimité de leur colère et la nécessité de se battre ensemble — des choses sur lesquelles, sur la durée, on peut avoir des doutes. Il y a une colère qui est très stigmatisée notamment par les politiques en place, surtout quand elle se transforme en violence.
Il est vrai que vous filmez à un moment une colère qui se transforme en violence. On pense aux images de la chemise arrachée du DRH d’Air France…
Ce sont des moments de crispations qui rendent inaudible le discours des salariés. Force est de constater que les images de violence sont plus largement diffusées auprès du grand public que les images où les salariés expriment leurs revendications. L’image de télé nécessite le spectaculaire, et l’image de revendication ou de réflexion n’est pas une image spectaculaire. On est dans un paradoxe de ce dont les médias ont besoin et de ce dont les salariés ont besoin. Ce sont deux choses totalement opposées. L’image du JT ne remplit pas cette fonction-là, celle d’expliquer les revendications des salariés.
Quelle situation décrivez-vous dans « En guerre » ?
J’ai mis en scène la colère de salariés que l’on renvoie parce que leur entreprise rentable va fermer. Rien que l’énoncé est déjà une folie. En plus, on ferme pour que quelques personnes gagnent plus d’argent, au détriment du plus grand nombre. Cela rajoute à la folie. Mais cette réalité n’est pas si bien comprise que cela. Si c’était le cas, si les gens se rendaient compte du niveau d’indécence, il y aurait 14 millions de personnes dans la rue.
Quel message faites-vous passer ?
J’évite de donner des injonctions. S’il y a quelque chose à retenir, c’est la phrase de Bertolt Brecht en exergue du film :
Celui qui combat peut perdre, celui qui ne combat pas a déjà perdu. Je montre la nécessité de lutter ensemble, et que le moment où le groupe s’effrite, c’est le moment de victoire des plus puissants. Je fais ce constat-là. Ceux qui arrêtent le combat ne sont pas moins respectables. Je me situe plus du côté du personnage de Laurent Amédéo, joué par Vincent Lindon, mais je n’ai pas de jugement sur ceux qui arrêtent le combat. Car les coups peuvent parfois être très rudes.
Pour se mobiliser il faut avoir le sentiment partagé d’une colère. La fragmentation des colères est au bénéfice des plus puissants et ils se frottent les mains. Alors que la souffrance et le désarroi me semblent très grands, les coups portés le sont très frontalement par un pouvoir très bien habillé, avec un joli sourire, mais la brutalité sociale à l’œuvre est colossale et assumée. Elle concerne le plus grand nombre, alors que chacun a l’impression qu’il est un peu tout seul dans son coin et que ce qui se passe pour l’autre est moins important que ce qui se passe pour soi. Pourtant, tout le monde subit la même chose. Les mouvements aujourd’hui, ça ne pourrait fonctionner que s’il y a une forme de convergence. Mais ce n’est pas au réalisateur de faire des analyses socio-politiques.
Où se situe votre engagement ?
Mon engagement le plus fort, qui occupe tous les jours de ma vie, il est à l’endroit du cinéma. Non pas que je doute de la nécessité des syndicats, mais j’ai moi le sentiment de faire du collectif avec le cinéma. Je pense que ma parole est beaucoup plus efficace à cet endroit-là que si je devais prendre la parole à l’intérieur d’un syndicat. Faire des films comme ça, c’est une façon d’émettre un point de vue sur le monde, exactement comme quand tous les salariés descendent dans la rue et disent nous ne sommes pas d’accord avec ça. Avec ce film, je dis je ne suis pas d’accord avec ça, c’est ma banderole à moi.
Pourquoi avoir choisi de vous exprimer à l’endroit du mouvement social et syndical ?
Aujourd’hui, il y a une forme insupportable d’indécence à l’œuvre. Je viens d’un milieu modeste. Quand j’étais gamin, il était encore relativement épargné, mais ce n’est plus le cas. C’est dans le porte-monnaie de ces gens-là qu’on va essayer de faire tenir le pays. C’est injuste, parce que tout le monde a œuvré pour que les entreprises soient prospères, et au moment où c’est le cas on dégage les gens, c’est honteux.
Dans toutes les discussions que je peux avoir avec des salariés qui expriment leur souffrance, tout a à voir avec le problème de la profitabilité de l’entreprise. C’est-à-dire que l’humain au travail et l’humain qui dépend de ce travail, sont complètement ignorés et sacrifiés sur l’autel de la rentabilité, comme dans les Ehpad par exemple.
Alors que l’époque est au « syndicalisme-bashing », vous donnez dans votre film une place et une parole aux syndicats…
Je ne me fais le porte-parole d’aucun syndicat, je suis à la place d’un observateur et je pose des questions. Les syndicats ont toujours été utiles et ils ne sont pas ringards, mais ils n’ont jamais été aussi ringardisés par les puissants. Ce qu’on leur reproche parfois, les crispations, est peut être aussi lié à la brutalité. On ne peut pas reprocher à des gens de se crisper sur des propositions, si les propositions souvent sont quand même indécentes. Il ne peut y avoir qu’une seule partie du monde qui porte toute la responsabilité d’une situation. Mais moi je me place du côté de ceux qui souffrent.
Comment avez-vous construit votre film ? Comment avez-vous procédé pour arriver à cet effet de réel ?
J’ai rencontré une vingtaine de personnes tous milieux confondus, salariés, avocats des salariés, experts, DRH, chefs d’entreprise, afin d’avoir une matière qui n’éclaire pas qu’un seul discours. Beaucoup d’éléments du film viennent aussi d’informations émises par les personnes rencontrées pendant le casting.
Le film est une fiction qui a une forme de documentaire. C’est mon goût à moi. Je cherche le moyen le plus efficace pour faire passer un message. Les acteurs non-professionnels apportent une vérité au verbe, celle de leur vécu. Ce qui crée chez moi une émotion très forte, c’est de refabriquer le réel à l’écran. J’aime bien que la fiction emprunte à d’autres genres, à d’autres dramaturgies. Ici, à certains moments, j’ai refabriqué des images de reportage.
Le rythme du tournage a été très rapide, 23 jours ?
Je voulais calquer l’énergie du tournage sur l’énergie des salariés en lutte, donc quelque chose de très électrique. L’énergie des gens à l’écran vient de la contrainte et du cadre que j’injecte dans cette histoire. Pour qu’ils aient une énergie incandescente, cela passait notamment par un tournage rapide. Cela tombait bien, car il n’y avait pas beaucoup d’argent pour le film.
Une nouvelle convention collective est en place dans le cinéma depuis trois ans. Qu’en pensez-vous ?
Même si bien sûr je suis pour une convention collective, Je n’étais pas pour cette convention collective. Elle a posé des conditions très encombrantes pour la spécificité du cinéma. Pour autant, cette convention que je ne partageais pas, je l’applique au-delà de la lettre. Je pourrais entrer dans une dérogation, vu le faible coût de mes films. Je préfère réduire les plus gros salaires du film, le producteur, l’acteur et moi, mais pas ceux des salariés les plus fragiles. Je paye les gens au tarif syndical. C’est une façon de mettre en pratique ce qu’on dit dans le film.